Il faudra sans doute qu’un jour la bande dessinée japonaise -et plus particulièrement le manga SF- se débarrasse de ses obsessions récurrentes, quand bien même le genre dresserait un portrait implicite mais tellement juste de la société nippone. On sait désormais que la « customisation » de l’homme par la mécanique ou la génétique renvoie à une critique virulente de la volonté d’uniformisation et de la difficulté de s’exprimer en tant qu’individualité. Bref, une tradition qui persiste jusqu’à parfois frôler le cliché. Pourtant, même au sein de ces « variations sur le même thème », un auteur peut encore surprendre. La preuve avec ce premier volume de Blame, qui ressasse ces habituels gimmicks avec une indéniable fraîcheur d’esprit. Même s’il est difficile de juger un manga à l’aune de son premier tome, on pourra au minimum reconnaître que l’auteur, Tsutomu Nihei, renouvelle le genre en surface, en prolongeant l’œuvre de Kishiro -l’auteur de Gunnm– mais surtout en y effectuant un impressionnant travail de dégraissage. Blame ressemble à ses personnages, une bande dessinée squelettique, amorphe, sans étincelles de vie, quasi muette, empreinte d’une violence blasée, sans éclats. Une errance chaotique, celle d’un jeune garçon, Killy, qui déambule dans une immense structure de plusieurs milliers d’étages à la recherche de gènes sains, une errance ponctuée de rencontres hostiles et cauchemardesques. Jamais l’extérieur ne vient pointer le bout de son nez, Nihei confine sadiquement ses personnages dans une atmosphère étouffante et un décor disproportionné. Ils n’ont pas d’autres choix que de monter toujours plus haut sans vraiment savoir ce qui les attend à la surface, d’avancer sans vraiment en comprendre la raison.
Pour étayer son propos, Nihei transcende les contraintes graphiques du manga en adoptant un dessin hâtivement brossé, presque esquissé bien que complètement maîtrisé. Un dessin qui ne s’embarrasse pas de détails et qui participe à l’uniformisation froide et clinique des personnages. Les cyborgs que croise Killy lors de son périple ont un look semi-organique et insectoïde angoissant, très étrange, souvent en dépit du bon sens et qui n’est pas sans rappeler certaines toiles de Dali. Quant aux humains, ils ressemblent plus à des morts-vivants résignés, à peine préoccupés par leur survie. Pas une note d’optimisme, même pas le moindre humour noir, ne semblent vouloir tempérer ce constat désespéré. Une atmosphère surréaliste, un univers marqué par la mort, la pourriture, la claustrophobie, sans la moindre digression humoristique. Avec de tels atouts, Nihei repousse le cocktail cyborgs/post-nucléaire dans ses derniers retranchements, jusqu’à lui infliger une mort lente et certaine. A l’instar d’Evangelion, mais avec moins de finesse, Blame déchaîne l’artillerie lourde pour assassiner ses propres thèmes avec classe, comme un chef-d’œuvre ultime qui symboliserait par son intrigue et son ambiance, si ce n’est la fin, au moins l’amorce d’un déclin du genre. Reste à savoir ce qu’on pourra bien nous proposer en remplacement…