Grand Jacques est de retour. Celui de Ici même, de Griffu ou de Rumeurs sur le Rouergue, fort de l’éblouissante complicité de Forest, Manchette ou Christin, et non celui tâtonnant de La débauche, monstre de laideur avec le pénible Pennac aux manettes. Après un Burma en demi-teinte, Tardi renoue avec la grande geste anarcho-libertaire, celle de la Commune de 1871, sur un scénario foutrement efficace de Jean Vautrin, un revenant dans le petit monde de la bande dessinée après le très beau Bloody Mary avec Jean Teulé, déjà une adaptation d’un de ses meilleurs romans. Le cri du peuple est une sacrée réussite sur de nombreux points : un Tardi revenu au sommet de sa forme graphique, un format à l’italienne exploité pleinement par les deux acolytes (par pitié, cessez toutefois d’entourer de cellophane Leaderprice nos chères œuvres, à plus forte raison quand le lecteur a toutes les chances de se muer en acheteur comme c’est le cas ici) et une rigueur narrative qui induit une intrigue captivante à souhait (à peu près tout ce qui manque à un Van Hamme) même si l’on connaît la malheureuse fin de l’Histoire.
Destins singuliers et figures incarnées de la Commune se croisent et s’entrechoquent. C’est ce magnifique Grondin, anti-Jean Valjean et authentique Vidocq, ex-taulard rongé par le ressentiment, personnage célinien (un autre vieil ami de Tardi) en diable qui voue aux gémonies « la lie des prolétaires et la raclure des femmes ». C’est cet Antoine Tarpagnan, capitaine de la garde nationale devenu héros populaire pour avoir refusé de tirer sur la foule, détenteur d’un terrible souvenir partagé avec Grondin, et dont la passion pour les putains trouve en la belle Gabriella Pucci, dit Caf’Conf, un réceptacle à sa mesure. Laquelle Caf’Conf sert très opportunément de modèle à Courbet pour son Origine du monde (vous savez bien, la peinture que Lacan, le contempteur du discours dissimulé, cacha pendant des années derrière une croûte). Sans oublier les apaches du canal de l’Ourcq, dont Fil de Fer et Caracole incarnent l’un le yin chevaleresque et révolutionnaire et l’autre le yang obscur et violent. Tardi prend d’ailleurs un malin plaisir à jouer sur cette symétrie savante que lui autorisent le choix de la mise en page et le recours à son noir et blanc chéri. Les regards de Fil de Fer et Grondin se croisent de même que la double focalisation adoptée, Caracole suit discrètement Grondin avant de se retrouver brutalement devant lui par la grâce d’une géniale ellipse et tous deux conversent dans une église sous les yeux absents d’un Jésus entièrement retourné (l’Antéchrist n’est pas loin) et d’un ange décapité. Et puis Tardi et Vautrin ne craignent pas de s’écarter de la chronique historiquement convenue pour plonger dans le lumpen prolétariat, celui de la misère la plus noire et du lexique halluciné pour un effet de réel garanti: » C’est un roussin ? Eh ben dis donc, y doit valoir son pesant de cresson pour que tu soyes autant flubard pour les rognons d’une bourrique en fin d’saison » s’écrie ainsi La Chouette, étrange créature échappée d’une aventure de la dame Blanc-Sec. Le tout avant la plongée en enfer façon Twin Peaks promise à Tarpagnan, dans sa quête pour retrouver la Pucci, fille perdue et personnification de cette Commune honnie et adorée : « C’est la canaille ! Eh bien j’en suis ».