Il y a semble-t-il chez les auteurs japonais une conscience aiguë du caractère quelque peu inutile des constructions humaines, non pas liée de manière univoque à l’explosion nucléaire, comme le veut une idée reçue, mais sans doute façonnée par les catastrophes naturelles (tremblements de terre, raz de marée) que subit le Japon depuis la nuit des temps. Ainsi, ce qui relève en Occident d’un sous-genre de la littérature d’anticipation, entre soubresauts de la guerre froide et relents millénaristes, apparaît dans les mangas comme un ressort dramatique fréquemment usité, tous genres confondus: dans Phénix, L’Ecole emportée, Devilman, Akira, Dragon head ou Spirit of the sun, l’anéantissement du Japon, et de Tokyo en particulier, n’est pas juste une menace. Dans Survivant non plus, même si le jeune héros ignore encore pourquoi il se retrouve sur ce qui est devenu une île déserte pendant qu’il explorait les grottes de la région. Mais de toute évidence, quelque chose ne tourne pas rond. Ceci dit, le « pourquoi » importe peu pour l’instant, car seule compte l’urgence du « comment »: comment faire du feu; comment différencier les champignons vénéneux des comestibles; comment déféquer le plus vite possible par grand froid; et surtout, comment se débarrasser de ces satanés rats qui bouffent les provisions… Autant de questions en apparence triviales mais primordiales en conditions extrêmes, auxquelles notre brave couillon répond avec bon sens (merci papa, merci maman), mais aussi l’enthousiasme inaltérable et la bouffonnerie qui sied à sa condition de héros juvénile.
Après l’immense Golgo 13, Survivant (conçu entre 1976 et 1978) est le second titre de Takao Saito disponible en français, et on y retrouve la même ambition, derrière les artifices de la littérature populaire, d’éduquer le lecteur, voire de développer chez lui une conscience politique, au sens large : si le premier était (entre autres) une tentative particulièrement probante de vulgariser des enjeux géopolitiques complexes, le second se présente comme un manuel, non pas de savoir vivre -concept en l’occurrence dérisoire-, mais de survie, à l’usage des jeunes générations. Saito explique: « J’ai l’impression que les jeunes d’aujourd’hui seraient incapables de survivre dans le « vrai » monde. C’est parce qu’ils dépendent trop de la société. Par exemple, je suis sûr que de nombreux enfants japonais n’ont jamais vu un vrai poisson de leur vie »(1). Cette démarche gentiment réactionnaire, typique d’un enfant de la guerre et qui recoupe certaines préoccupations du grand scénariste mal-aimé Greg, engendre une oeuvre semi-didactique -cf. les nombreux récitatifs, peu courants dans la BD japonaise-, sans que cela ne soit pourtant synonyme de lourdeur ni de leçons de morale. Survivant interpelle ainsi le lecteur sur sa condition d’être dé-naturé et nous pousse à nous interroger nos propres réactions face à une telle situation: serions-nous capables de survivre seul et sans ressource dans une nature vierge? Et comment continuer à vivre si le monde que nous connaissions n’existait plus? Réponse à l’issue des dix volumes que compte la série.