Enfin ! Cela fait plus de dix ans, depuis 1997 précisément, que l’on attendait une édition française de l’ébouriffant Eiland, le laboratoire graphique du génial Tobias Schalken, et du non moins talentueux Stefan Van Dinther. Ces deux auteurs hollandais constituent le fer de lance d’une nouvelle génération apparue dans les années 1990, avec Peter Van Dongen, Marcel Ruijters ou Erik Kriek. A l’heure où seul Lapin perpétue la trace d’un Age d’Or aboli des revues de création franco-belge (Ego Comme X, Frigobox), Eiland témoigne d’une créativité spectaculaire et borgésienne. Le livre est ce monde en trompe-l’œil, qui égare le lecteur dans un dédale de références picturales déconstruisant avec jubilation l’ensemble de nos représentations.
« Eiland » signifie « île » en flamand, et cette île-là fait irrésistiblement songer à celle de Deleuze (L’Ile déserte). Le philosophe montre que la véritable île à laquelle il nous faut rêver n’est pas celle de Robinson Crusoé, qui n’est qu’une tentative de recréer ce qui est déjà familier et connu, mais une île en idée, purement imaginaire, où « l’homme existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l’île de Pâque ». C’est précisément l’envers du miroir que nous renvoie Eiland, un troublant reflet en apparence de notre réalité, mais un reflet distordu, à l’image de la couverture du livre où une famille occidentale radieuse semble ne pas s’apercevoir que le père s’est transformé en aquarelle et a basculé dans le monde de l’art. Dans cette nouvelle livraison d’Eiland, on trouve des planches, des dessins, des pictogrammes, des photos, des formes informes, et même des bandes dessinées. Certaines sont muettes, comme le très beau Folklore, sorte de conte de l’incommunicabilité à mi-chemin graphique de Charles Burns et Thomas Ott. D’autres, comme Une Très grande tour, sont infiniment plus bavardes, et construites sur le même schéma de décalage entre le texte et l’image.
Si les expérimentations de Schalken tournent beaucoup autour du visage et des corps, dans de troublantes chorégraphies où les pôles masculins et féminins sont perpétuellement entre fusion et confusion, Van Dinther interroge davantage notre temps, entre consommation, angoisse et aliénation, avec un ectoplasme comme protagoniste récurrent de situations codifiées. Dans Instructions, ce dernier joue le rôle d’un cadre qui cherche à échapper à sa propre condition. Dans Le Leader du peuple, il est ce consommateur dans un monde saturé de signes publicitaires et qui aspire littéralement à une page blanche. A la question sur la raison d’être d’Eiland, Tobias Schalken répond : « détruire les empires, honorer l’humble, confondre l’omniscient, enseigner au sage, louer le sauvage, réconforter l’ignorant, scandaliser la brute, perturber l’efficace, passer le flambeau, plaindre l’aveugle, protéger sa bien-aimée, s’abuser, partager des vérités mystiques, chérir de fausses croyances, transcender le corps, accepter l’évidence ». L’île rêvée de Deleuze est devenu un archipel.