Un messager anonyme traverse un désert, les ruines d’une cité Renaissance, une autoroute et les détours d’une usine labyrinthique pour délivrer les trois plis qui lui ont été remis par des souverains inconnus. Telle est la trame minimale qui donne à Maxime Sabourin, Santiago Garcia Velez et Hugo Ruyant (lauréat du concours Jeunes Talents d’Angoulême en 2012) l’occasion de déployer un hallucinant spectacle architectural en noir et blanc – principalement réalisé grâce à Sketchup, le logiciel de modélisation 3D de Google. Bien que Royaumes ne soit édité qu’à 120 exemplaires dans un format qui tient plus du fanzine classieux que du livre, on peut affirmer sans l’ombre d’un doute qu’il se pose comme un jalon important de la recherche expérimentale en bande dessinée, et il serait inutile de nier l’enthousiasme de la Chro-team BD à le découvrir et à le supporter. L’économie de ses enjeux narratifs, qui creusent la problématique de l’individu et de l’espace comme norme, est la condition d’un travail visuel sur la transparence et l’opacité, délivrées de la perspective au sens traditionnel du terme. En cela, Royaumes s’apparente d’emblée au Stalker de Tarkovski, ou au récent Gravity d’Alfonso Cuarón : à chaque fois, grâce à une logique de jeu vidéo, la simplicité de la quête et la linéarité du point de vue – pénétrer la Zone et découvrir la chambre des secrets qu’elle renferme, rentrer chez soi depuis l’espace et, en l’occurrence, délivrer des lettres dans des espaces différents – permettent une synthèse des enjeux esthétiques contemporains et une requalification, voire une libération de la vision. Sur le plan graphique, le rendu est splendide de richesse et de cohérence. Mais il est aussi tellement dense et synthétique qu’il en devient déroutant, et appelle une archéologie serrée pour repérer les thèmes dont il hérite et la manière dont il les retravaille.
Royaumes est d’abord un formidable livre sur la représentation de l’architecture, qui s’appuie sur la conception postmoderne de l’urbanisme et de l’espace pour lui donner un tour nouveau. On le sait, depuis Foucault et les années 1980, espace et architecture apparaissent comme la diffraction et la stratification des lieux de pouvoir. Dans Surveiller et punir, c’est le principe du « panoptisme » : l’organisation concrète de l’espace crée des points de vue d’où il est possible d’observer et de comprendre tous les comportements des individus dans ce qu’ils ont de plus singulier et de plus différencié. L’exemple en est le Panoptique de Bentham : l’architecture circulaire d’une prison où le gardien aperçoit simultanément toutes les cellules et tous les prisonniers et où, surtout, les détenus se disciplinent eux-mêmes car ils se savent potentiellement observés. Ce principe peut être généralisé à toutes les situations où l’individu doit suivre une norme, il suffit d’en trouver les expressions architecturales adéquates : on peut imaginer une école, une usine et un hôpital construits de la même manière. On comprend ainsi que l’utopie moderniste de rationalisation des espaces s’inverse en un contrôle cruel de l’individu : plus on essaie de créer des lieux utiles et pratiques, au service des activités de l’individu, plus on l’enferme en fait dans des catégories closes qui brident sa spontanéité et le mettent à disposition des différentes formes de contrôle. Dès lors la « Machine à habiter » du Corbusier n’apparaît plus comme un progrès dans la simplification de la vie, mais comme une norme cruelle qui est imposée de l’extérieur. La postmodernité repose donc sur un constat terrifiant : l’organisation rationnelle de l’espace et l’architecture sont toujours suspectes d’imposer une série de disciplines concrètes à l’individu, au risque de faire exploser son identité. En bande dessinée, Chaland est peut-être celui qui a le mieux mis en scène cette prise de conscience : l’astronef de F. 52 est le modèle d’un espace social clos où la stratification des normes broie l’individu et le condamne à ne plus savoir qui il est. Dans Royaumes, le renversement des utopies architecturales est représenté symboliquement par les ruines du second chapitre : les bâtiments Renaissance, inspirés par l’architecture utopique de Boulée et de Ledoux, se désagrègent, ne sont habités que par des squelettes, et il devient urgent de les quitter.
Mais plus généralement, le survol architectural remarquable que nous proposent Hugo Ruyant, Santiago Garcin Velez et Maxime Sabourin d’un bout à l’autre du livre acquiert une signification plus large, qui dépasse et réconcilie la conception postmoderne de l’organisation de l’espace. Il ne s’agit plus du tout, pour eux, de déplorer la perte de l’identité dans la multiplicité des disciplines. Ici, le personnage est l’individu normal, celui dont l’identité a déjà été façonnée, modelée, traversée par le pouvoir, et qui y souscrit entièrement : il se confond avec sa mission, sans qu’aucune aspiration à la liberté ne le déborde. Il délivre son courrier alors même que son destinataire est mort : l’important n’est pas d’être libre, mais d’avoir un but, et de s’y tenir. De ce point de vue, la tension cruelle entre une aspiration à la liberté et à la spontanéité d’une part, et la force d’imposition d’une norme d’autre part, a déjà été résolue et dépassée : la conscience a déjà abdiqué, ne restent que des nécessités auxquelles il faut satisfaire sans états d’âme. La condition humaine est finalement la solitude et le devoir. Dès lors s’ouvre une nouvelle conception de l’espace et de l’architecture : ils deviennent des « non-lieux », au sens que leur donne Marc Augé dans son livre éponyme, c’est-à-dire des espaces que l’on traverse et où le principe est toujours d’échanger son identité contre la liberté de circulation. C’est le cas par excellence des espaces de passage que sont les autoroutes, les aires de repos et les avions, où l’on n’accède qu’à la condition d’être un individu neutre, sans passé et sans histoire. Et ce sont bien ces zones de transit qui font l’essentiel du livre : des villes anonymes, des avions, des usines labyrinthiques, des déserts, où l’identité de l’individu n’est jamais engagée, jamais questionnée. C’est donc à un dépassement de la postmodernité que nous convient les auteurs, vers ce qu’on pourrait appeler avec Marc Augé une surmodernité : à partir du moment où l’on accepte, par contrat tacite, d’abdiquer son identité, on reçoit en retour le droit de traverser tous les espaces, un droit qui devient une jouissance bien qu’il nous condamne à la solitude. Une jouissance, car en acceptant de souscrire à tous les contrôles, d’abdiquer toute originalité et toute singularité pour devenir une personne neutre, nous recevons le droit de voir le monde. Forts de cette garantie, nous sommes détachés de toute angoisse et de tout souci, et nous pouvons le contempler sereinement, au risque de n’en rester qu’à la surface. Ce serait cela, peut-être, la surmodernité de Royaumes : le renoncement à la personnalité comme condition d’une libération et d’un survol, la réconciliation avec le monde comme spectacle que l’on traverse. Mais si cette surmodernité est la possibilité d’une réconciliation, pour autant les auteurs n’en éludent pas les ambiguïtés : un danger menace constamment d’interrompre la traversée du messager.
Il reste que le spectacle, ici, est total. La logique est celle, toute impersonnelle, de la transparence. Comme le montrent Colin Rowe et Robert Slutzky dans leur essai Transparence : littérale et phénoménale, elle est un principe de production de l’image à elle seule. D’un côté, elle permet à la vision de traverser les matériaux et d’apercevoir la structure qui les supporte, donc de se rendre l’image entièrement intelligible, à travers toutes ses structures. D’un autre côté, elle est l’occasion de multiplier les superpositions et de faire varier les ambivalences. Elle représente donc un principe d’éclaircissement ou au contraire de saturation des images et de la vision qui n’appartient pas aux capacités de l’observateur mais bien aux qualités propres du support et des techniques utilisées. C’est bien ce principe que les auteurs de Royaumes découvrent avec Google Sketchup : utiliser un logiciel d’imagerie 3D courant, leur permet de modeler directement en transparence la structure de leurs images. De ce point de vue, le dernier chapitre représentant les usines est exemplaire : l’architecture y est à la fois élévation et manifestation transparente de sa structure la plus complexe, ce qui produit un véritable effet de sidération pour la vision.
C’est donc peu dire que les trois auteurs de Royaumes font preuve d’une maturité impressionnante : avec des enjeux apparemment minimaux, ils renouvellent la vision de l’espace et de l’architecture en bande dessinée. Du grand spectacle.