Les Miettes que nous laisse Robert Crumb sont assurément copieuses et donnent dans la variété : des contributions publicitaires (essentiellement effectuées pour de petits entrepreneurs), des faire-part et des cartes commerciales pour les amis, des études de bandes sorties pour la majorité de ces carnets de croquis.
Crumb est au comics underground américain ce que Hergé est à la ligne claire européenne : un chef de file, un maître. Mais la comparaison s’arrête là : alors que Hergé s’assagit avec l’âge et entreprend la révision normative de son oeuvre, Crumb aiguise toujours plus avant son regard sur le champs social et sur son propre univers névrotique. L’ouvrage, chronologique, commence par les années soixante et l’influence du génial Harvey Kurtzmann (inventeur de la revue MAD) sur l’underground américain. Son survol des années soixante-dix souligne l’impossibilité pour l’auteur d’adhérer au mouvement hippie et à sa musique, du psychédélisme au free jazz. Crumb connaît pourtant la reconnaissance pendant ces années-là, en plein décalage avec son temps. Vingt ans plus tard, l’exil définitif se concrétise par une migration en France.
L’univers graphique de Crumb a toujours été celui de la fine hachure. La palette noire et blanche des débuts évoluait vers une utilisation plus fine et plus intense des nuances de gris intermédiaires (toujours à l’aide de fines hachures juxtaposées qui ombrent les méandres du dessin) ; jusqu’à voir disparaître presque totalement le noir en tant qu’aplat au profit de recouvrement presque total de hachures. Dans ce mouvement, le dessin qui logiquement devrait se surcharger, en réalité, s’affine prodigieusement.
Le style formel de Crumb, très libre, évolue du réalisme le plus précis à la caricature, suivant ainsi sa lecture du monde. Le livre, magnifiquement mis en page par Joost Swarte, reflète les enjouements passagers comme les passions profondes de l’individu sur près de quarante ans. L’obsession caractéristique pour les longues jambes musclées de femme et sa passion pour la musique populaire des années trente traversent l’ouvrage de part en part. Cette passion du blues et du jazz américain se concrétisera plus tard dans son apparition guest star dans le groupe musette des « Primitifs du Futur », armé d’un banjo déglingué. On pourrait reprocher à ce livre des phylactères non traduits, mais ces Miettes sont avant tout une affaire de style et de fidélité aux objets originaux. Un ouvrage panoramique qui souligne surtout qu’il y a autant de fragments névrotiques éclatés de Crumb que de styles graphiques différents. Un ouvrage qui donne un aperçu unique de toutes les facettes du dessinateur.