La première moitié de l’année aura été profitable aux éditions Arbitraire. Du Gris d’Ollie Schrauwen au Sainte-Abs de JC Menu, en passant par le Codex Comique de Dan Rhett et Un Vrai Guerrier ne meurt jamais même si ça signifie la mort, d’Antoine Marchelot, les publications de la modeste maison lyonnaise se sont enchaînées sans faiblir dans l’exigence et la qualité. Ces dernières semaines sont parus l’impayable Isaac Neutron – Vers de nouveaux paradigmes de Pierre Ferrero, qui narre les hilarantes aventures d’un bobo au karma pas cool sur fond de psychédélisme graphique et de verbe jarryesque, ainsi que le nouveau jalon des Puissances de l’avenir, de Renaud Thomas.
« Désert » est un épisode faisant partie d’une vaste fresque entamée par l’auteur quatre ans plus tôt dans deux numéros de la revue Arbitraire, et poursuivie en 2012 avec un premier comix vite épuisé. Le point de départ de cette épopée est simple : deux jeunes amis, cartable sur le dos, décident de ne pas rentrer tout de suite chez eux, et entament une longue errance dans une ville fantôme faite de béton, de tôles, de ruines, de mauvaises herbes parfois disproportionnées, et peuplée de personnages plus inquiétants les uns que les autres, freaks de nos sociétés contemporaines, images explicites des laissés pour compte de la modernité. Le récit suit les bifurcations incessantes de leur errance dans ce monde post-apocalyptique aux frontières du fantastique et de l’onirisme poétique. Cet univers a un nom comme seuls les mondes d’après peuvent en avoir un : Zone Z. Dans le précédent volume, les deux camarades évoluaient au milieu d’une épaisse forêt de panneaux publicitaires débouchant sur un « centre commercial » qui ferait passer le marché du Toxic de Charles Burns pour une débauche de luxe et de bien-être. Ici, les personnages tentent de descendre au fond d’un gouffre insondable où les égouts déversent une bouillie de sang et de poussière mêlés, ils essuient une tempête de déchets, croisent une étrange procession au milieu du désert, entament l’ascension d’un pylône électrique, le tout à la recherche d’une paire de fleurs de couleur identique à échanger avec un marchand contre une boîte vide…
Le scénario est clairement du côté de Samuel Beckett. L’absurde y esquisse les contours de notre modernité dénuée de sens et de valeur. Les héros à l’allure d’écolier traduisent bien l’ambition initiatique d’un récit qui ne peut se lire pour sa continuité mais pour la remise en question des modèles de représentation qu’il conditionne. Le noir et blanc de Thomas est aussi sale que l’environnement dans lequel évoluent les deux personnages, aussi torturé, aussi foisonnant, aussi fascinant. Les traits, nerveux, semblent déchirer la page aussi bien que le Réel pour en démasquer toutes les impostures. Le décor rend saillants les décombres de notre réalité qu’aucun fond ne vient plus remplir. Les seuls signes à subsister sont l’arabesque produite par un sachet plastique, le trait gras des ordures jonchant le paysage ou les angles droits des murs en parpaings et des grilles aux écheveaux impénétrables. Au centre du comix, une page jaune se déplie pour offrir une vue du chaos, emmêlement de lignes aux mouvements contraires et contrariés, images du parcours des deux amis, qui, s’il n’a pas vraiment de but explicite, n’en reste pas moins tout entier tendu vers la recherche d’une vérité qui se trouve en partie dans les choix à faire, les décisions à adopter, le libre-arbitre d’un itinéraire funambule au-dessus des apparences. Et comme du terrain vague au vague à l’âme il n’y a qu’un pas, la beauté des pages composées par Renaud Thomas n’est pas étrangère à la souveraine mélancolie que la modernité inspire aux poètes depuis que le monde tremble sous ses assauts répétés.
Le livre est complété par un fascicule, Déviation contrainte, réalisé lors des 24 heures de la bande dessinée à Besançon, une variation sidérante sur le mythe de Sisyphe et l’impossible retour au monde d’avant. Une dernière petite histoire vient conclure en guise de postface ce volume en rendant hommage à la série Nancy d’Ernie Bushmiller, visiblement une grosse influence du dessinateur. La poétique de l’errance y rejoint celle d’une certaine bande dessinée, un monde dans lequel « la rue [est] un jouet […] souvent composé de palissades en bois cachant des terrains vagues où tout devient possible ». Dans cet univers comme dans le nôtre, notre liberté « de triturer, fouiner, transformer, déplacer, inventer » est menacée par le retour à l’ordre des adultes et d’une société répressive. Heureusement qu’il y a encore parfois la bande dessinée pour en déjouer les stratégies.