Difficile, face au Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs, de ne pas se raccrocher à des références communes et incontestables sur la sensualité tragique de la capitale argentine, et de ne pas convoquer immédiatement le versant populaire de l’imaginaire de Borges, celui des gauchos opiniâtres et des danseurs de tango légendaires, ou encore l’érotisme latent du Tango d’Hugo Pratt. D’autant que ce recueil d’illustrations y prête le flanc, au moins pour partie : il compile des dessins, des peintures, des aquarelles et des pastels de figures populaires marquantes de la ville, accompagnés de courts textes qui racontent de manière distanciée et ironique les fables qui les accompagnent. Le choix se porte presque toujours sur des personnages de la première moitié du siècle dernier, ce qui renforce l’impression d’avoir affaire à un Buenos Aires tellement mythique qu’il en devient un lieu commun.
Ce serait pourtant manquer l’essentiel, ce qui fait l’intérêt d’une démarche bien plus tournée vers l’histoire de l’art que vers une couleur locale un peu facile. Carlos Nine, né dans la ville en 1944, est auteur de bandes dessinées, mais également peintre, sculpteur et animateur pour le cinéma : son impressionnante culture plastique lui permet, grâce à un immense réseau de références, de déployer un véritable travail sur l’imaginaire. Retrouver la citation et le pastiche devient alors un jeu, dont voici un aperçu non exhaustif : Seurat pour certains dessins en noir et blanc, Walt Disney pour l’outrance, Bosch pour le fantastique, Picasso pour la représentation des chevaux à la manière de la série des Don Quichotte, Cézanne et Pissarro pour le traitement des matières, Vuillard pour les coloris, ainsi que Daumier, Doré et Toulouse-Lautrec pour la rapidité d’exécution du dessin.
Toutefois, dans le dessin, à travers cette série de références, c’est par dessus tout une authentique ambition surréaliste qui se fait jour. L’imaginaire permet ici de s’affranchir des usages pratiques, d’adopter un point de vue supérieur par rapport à la consommation qui noie et réduit notre quotidien, au point de conférer à l’efficacité l’apparence de la nécessité, de la seule option possible. Il s’agit bien ici de réenchanter l’existence, de lui rendre la dimension qui est la sienne, de lui laisser « la perspective de plusieurs vies menées à la fois », comme le voulait Breton dans la première version de son Manifeste du surréalisme. Les mythes, les fantasmes et les légendes urbaines du Buenos Aires des années 1940 constituent ainsi un vaste répertoire de figures qui sont merveilleuses au sens propre, car elles apparaissent d’emblée débarrassées de leurs contingences et des soucis de l’existence triviale. L’auteur peut alors leur appliquer toutes les transformations oniriques du surréalisme : enfler leurs membres démesurément, les muer en animaux hybrides et grotesques. Les traiter somme toute comme le matériau éminemment plastique du rêve, jusqu’à en faire les éléments d’un ordre symbolique où se lit, comme dans tout symbole surréaliste (des ruines romantiques aux mannequins de Chirico), une inquiétude et une angoisse bien plus profondes que l’anxiété quotidienne : celles de l’abîme du rêve, lorsque l’on s’aperçoit que le luxe de l’imagination est une source de jouissance bien plus profonde que la réalité extérieure qui nous déçoit sans cesse. Angoisse de se perdre, car on s’apprête alors à préférer la richesse onirique à la pauvreté de l’état de veille. De ce point de vue, les pastels et les aquarelles de l’auteur sont les plus aboutis : ils se concentrent sur la mutation des figures, et s’affranchissent de toute référence à la réalité extérieure.
Bien plus, le principe de composition des images lui-même est ici entièrement surréaliste : le dessin semble tracé spontanément, à la manière de l’écriture automatique que préconise Breton. C’est qu’il s’agit à chaque fois d’assembler au moins deux éléments du réel pour produire une image symbolique qui ne peut plus être réduite à aucune vision originale réaliste. C’étaient chez les premiers Surréalistes les métaphores déréglées, dont le célèbre « La terre est bleue comme une orange » d’Eluard, qui deviennent chez Carlos Nine les associations, dans un même corps, d’objets et d’animaux, de membres et de végétaux : l’absence de préméditation de la combinaison crée un sens nouveau, surréel, tantôt réussi et tantôt manqué. Le livre se fait ainsi le recueil choisi des essais spontanés les plus aboutis. On s’aperçoit alors que l’assemblage et la soudure non prémédités permettent de reconnaître l’imaginaire comme un ordre en soi, qui s’impose à nous, bien plus que la soi-disant nécessité pratique de la réalité : car dans la faculté de produire des images nouvelles, dont le rêve et la folie font partie, il n’y a plus besoin de choisir entre plusieurs possibilités – toutes s’offrent à nous les unes après les autres, dans une continuité qui les réconcilie et nous donne le sentiment d’un apaisement réconfortant.
On le voit, ce que cherche le dessin de Nine par le surgissement quasi inconscient de rapprochements étranges, c’est bien l’harmonie des contraires, la réconciliation des opposés qui font défaut à la réalité extérieure. Il s’agit de lâcher la bride de la raison et du goût, pour laisser apparaître une consonance rassurante, un monde onirique où la violence du désir trouve sa réalisation dans l’image. Et l’on mesure toute l’ironie du titre du livre : s’il s’agit bien d’y créer du « visuel » à partir de la ville de Buenos Aires, ce n’est absolument pas dans le sens d’un « rapport » réaliste. Cependant le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur de ses ambitions. L’auteur se perd dans la série de ses références artistiques, et le projet de réconciliation surréaliste perd en lisibilité au profit d’une démonstration picturale parfois un peu vaine. Le canard qui aimait les poules, du même Carlos Nine, Alph’art du meilleur album étranger en 2001, et sa seconde version de 2009, à savoir Saubón le petit canard, représentaient des réussites plus éclatantes : la pureté de la ligne et de la composition étaient alors la seule préoccupation de l’image, renouvelant vraiment de manière vivante le surréalisme et son idéal d’harmonie.
Plus profondément, c’est l’ensemble de l’entreprise surréaliste de Carlos Nine qui nous inspire un doute : utiliser l’imaginaire comme idéal de réconciliation et de consolation face à un réel décevant, poser l’assemblage comme principe de l’image, c’est courir le risque de ne plus pouvoir différencier de bonnes et de mauvaises fantasmagories. Risque que l’on aperçoit déjà chez Breton, qui affirme : « Le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau ». C’est poser un voile sur tout ce qui fait l’intérêt de Gustave Doré, dont Nine semble pourtant se réclamer : Doré convoque l’imaginaire comme une lutte et non comme un monde en soi, il cherche dans la rapidité de l’exécution les limites de l’imaginaire lui-même, et non la confirmation toujours renouvelée d’un pouvoir de mise en ordre qui existerait de toute éternité. Malgré tout, et bien que ce Rapport visuel sur la ville de Buenos Aires et ses environs ne soit pas tout à fait notre tasse de thé, il demeure un livre important, en ce qu’il dépasse un imaginaire de pacotille et soutient un véritable programme esthétique.