Qu’est-ce qu’un festival de bande dessinée? La question peut sembler sans objet tant prédomine le modèle popularisé il y a près d’un demi-siècle par le festival d’Angoulême, basé sur l’exercice de la dédicace, à quoi s’ajoutent, dans le meilleur des cas, une ou plusieurs expositions et un espace où les auteurs sont invités à prendre la parole. Mais en quoi un tel dispositif mérite-t-il le nom de « festival », terme renvoyant étymologiquement et historiquement à l’idée de célébration collective? Dans la plupart des cas, les « festivals » de bande dessinée s’apparentent donc en réalité à des salons du livre. Il faut dire que la tâche est ardue : comment rendre à la fois festif et convivial un événement sensé mettre en valeur un moyen d’expression dont le mode de lecture est solitaire et silencieux? Comment faire en sorte de créer des temps de communion collectifs autour du 9e Art sans pour autant le dénaturer ?
Afin de répondre à cette question, le festival d’Angoulême a considérablement développé sa programmation culturelle depuis une dizaine d’années, multipliant expositions, rencontres et performances originales, l’exemple le plus connu étant les fameux « Concerts de dessin ». A côté de cela, certains festivals font en sorte de mériter leur nom en innovant dans les modalités de programmation, notamment à Aix en Provence, Bastia ou Lausanne. Malgré tout, peu d’entre eux ont osé l’impensable : faire évoluer radicalement voire supprimer les dédicaces, exercice aussi inconfortable et frustrant pour le lecteur – poireauter debout pour un simulacre de contact humain – que pénible, le plus souvent, pour le dessinateur.
C’est pourtant l’un des paris du Pulp Festival, dont la première édition vient de se tenir à la Ferme du buisson à Noisiel, en partenariat avec Arte. Bénéficiant du cadre agréable de cette Scène nationale installée dans une ancienne chocolaterie (pelouses accueillantes et transats en libre service à 20 minutes de Paris-Nation), le Pulp festival se veut « consacré aux relations croisées entre la bande dessinée et les autres arts ». On le voit, l’enjeu n’est donc pas seulement de s’affranchir des modalités traditionnelles de mise en valeur de la bande dessinée, mais surtout de nouer un dialogue avec d’autres pratiques artistiques. En d’autres termes, d’affranchir la bande dessinée du livre, le dessin de la case et le dessinateur de sa pratique prostrée et solitaire.
Ayant manifestement bénéficié de la très forte implication et de la présence sans doute rassurante pour les auteurs de Philippe Dupuy, actuellement en résidence à la Ferme du buisson, le Pulp festival se composait donc pour cette première édition de plusieurs « installations » – on ne parle pas d’« expositions » puisqu’il s’agissait ici de créations spécialement conçues pour l’occasion, qui plus est bien loin du simple « accrochage » de planches, fussent-elles originales. « La Ferme des animaux », illustrée par Blexbolex et mise en scène par Loo Hui Phang, proposait une relecture du roman de George Orwell, mêlant textes, sons et illustrations grand format, et occupant sous la forme de papiers peints le moindre centimètre carré de l’espace qui lui était réservée. C’était indéniablement une grande réussite, jouant brillamment avec la disposition des lieux et les différents médias pour prendre le spectateur aux tripes. On a par contre été moins convaincu par « Ceci n’est pas une bande dessinée » présentant l’œuvre de 5 auteurs en utilisant pour chacun un support différent (lecture pré-enregistrée, projection, décor inspiré de l’œuvre, etc.), manière certes inventive mais un peu vaine de contourner à tout prix l’exposition de dessins. Quant à « Dans l’œil du Cyclope », la plus grande des trois installations, elle était basée sur les récits publiés dans l’excellente revue numérique Professeur Cyclope, et composée de plusieurs installations. N’évitant pas à certains moments l’écueil de la gratuité (caresser un renard empaillé pour faire défiler les pages d’un récit sur écran, c’est certes rigolo, mais qu’est-ce que cela « dit » de l’œuvre ou du médium?), l’ensemble était néanmoins réussi, notamment le premier espace (une projection en musique de récits issus de la revue sur 3 écrans géants et un tapis interactif) et le dernier (une « permanence » assurée par deux auteurs pour collecter des anecdotes sur la vie sexuelle des spectateurs en vue d’alimenter l’une des rubriques de la revue).
Le second « pilier » du festival était composé par les nombreux spectacles et animations proposés. Nous n’avons pas vu tous les spectacles proposés, mais l’ensemble était extrêmement alléchant et original, notamment « La Fille », le spectacle basé sur la bande dessinée musicale de Christophe Blain (qui signait l’affiche du festival) et Barbara Carlotti, ou encore « The Paper’s cinema odyssey », une relecture de L’Odyssée basée sur un dispositif mixant vidéo-projection d’illustrations découpées et composition musicale exécutée en direct. Plus classique, « Exquise esquisse » s’apparentait à l’antédiluvienne émission de TV « Tac au tac », et mettait 4 dessinateurs au défi d’improviser des récits en 4 cases sous contraintes, la performance étant simultanément filmée par deux caméras (une fixe et une mobile) et projetée sur grand écran. On déplore la volonté de « faire de l’humour » à tout prix de la part des animateurs et des auteurs, une manière certainement d’évacuer la pression que représente pour la plupart des dessinateurs le fait de dessiner en public, mais accréditant l’idée reçue que « la BD c’est marrant » et que les auteurs sont forcément des comiques. D’autres niveaux de discours, notamment le registre poétique, auraient sans doute tout aussi bien convenu, si ce n’est mieux, à une performance de ce type, par ailleurs tout à fait pertinente en terme de méthode et plaisante à regarder, notamment pour le public familial.
Plusieurs pistes de réflexion particulièrement stimulantes, pour les festivals de bande dessinée et pour la bande dessinée dans son ensemble, se dégagent donc de ce premier Pulp festival. Première piste, certes pas inédite mais empruntée ici résolument : le métissage entre dessin et spectacle vivant, le dessin devenant l’un des ingrédients parmi d’autres d’un dispositif scénique. Par exemple, dans la pièce de théâtre « Le Moral des ménages », les dessins de Blutch projetés sur écran donnent forme aux cauchemars du personnage principal. Le dessin n’est pas ici plus important que les autres éléments qui composent la scène, mais il rejoint le décor, la musique ou la lumière comme un ingrédient ordinaire de la grammaire du théâtre ou de la danse.
Deuxième piste, la généralisation de la vidéo-projection du dessin, et cela de différentes manières : pour donner à voir de manière collective une création numérique, dans le cas des récits conçus pour Professeur Cyclope ; pour renforcer ou même créer un dispositif scénique, comme dans la pièce de théâtre « Histoire d’amour », où le dessin remplace les décors ; ou encore pour mieux mettre en valeur le geste du dessinateur dans le cas de performances en direct. Cette piste de travail, qui consiste finalement à intégrer le dessin dans l’art numérique (et réciproquement), me semble extrêmement féconde et pourrait connaître bien d’autres développements, notamment pour le Vjying ou le Mapping vidéo.
Dernière piste de réflexion, là aussi déjà empruntée mais à explorer encore davantage : la mise en scène du dessin face à un public, où le dessin (et donc le dessinateur) devient l’élément central du dispositif scénique. Cette piste est peut-être celle qui pose le plus problème aux dessinateurs, notamment ceux qui ont déjà une longue pratique solitaire, car elle implique de transposer l’acte de création hors de l’intimité, à un horaire et pour un temps donné, ce qui est entre en conflit avec la pratique de la plupart d’entre eux, pour qui l’acte de création ne se commande pas et demande la plus grande concentration. L’autre problème étant que toutes ces pistes impliquent une évolution du métier des dessinateurs de bande dessinée, un élargissement de leurs compétences narratives à d’autres supports que le livre. Mais est-ce là un problème ou au contraire une formidable opportunité, à une époque où de moins en moins de dessinateurs parviennent à vivre de leurs droits d’auteurs?
Malgré certaines critiques de détail énoncées ci-dessus, le Pulp festival s’est donc affirmé d’emblée comme un laboratoire passionnant, qui plus est couronné par une fréquentation qui semblait tout à fait honorable (beau temps et transports en commun gratuits aidant ?), l’ensemble des spectacles et des performances jouant même à guichet fermé. Peu importe que certaines recherches n’aient pas encore tout à fait abouti, l’important, c’est de chercher. Pour toutes ces raisons, nous espérons de tout cœur que cet événement connaîtra de futures éditions.