En quatre albums, on s’est habitué à retrouver Parker, le héros hard-boiled du romancier Richard Stark (alias Donald Westlake), mis en images par Darwyn Cooke. Il faut dire que l’alchimie fonctionne parfaitement, même si l’association des deux n’était pas forcément évidente. Cooke possède un graphisme bien identifiable, influencé par son expérience dans le dessin animé, notamment le Batman des années 1990, au style très rétro. Il se dégage une délicieuse naïveté de son trait d’inspiration fifties et sixties, où l’on devine encore les rayonnements du rêve américain ; bien peu d’indices dans ce graphisme laissaient supposer qu’il accompagnerait la représentation de drames aussi pessimistes et violents que ceux de la série. Pourtant, dès le one-shot Batman : Ego paru en 2000, Cooke cultive une noirceur psychologique et atmosphérique qui trouve son aboutissement dans les polars virils de Parker. Il parvient à cet équilibre instable en tordant la candeur de son style à une approche expressionniste saisissante. Le rêve prend brutalement les couleurs du cauchemar ; l’univers perd sa luminosité, s’étiole et s’évanouit dans le crépuscule d’un destin à la mécanique inexorable et écrasante. Graphiquement, le dessinateur fait évoluer ses personnages à l’ombre d’une idéologie qui a fait son temps.

À défaut d’être le meilleur titre de la série (surtout parce que le premier volume était tellement fort qu’il semble indépassable), Fun Island synthétise parfaitement cette idée. En fuite après un braquage, Parker trouve refuge dans un parc d’attractions fermé. La mafia locale l’a surpris au moment où il sautait par-dessus les grilles, et compte bien s’emparer du magot. Fun Island devient le terrain d’une chasse à l’homme dont la proie n’est pas forcément celle que l’on croit. Le récit repose sur le détournement ludique du décor qui exsude à chaque attraction le consensus d’un bonheur prêt à consommer – la reproduction du plan du parc sur une page à déplier au début de l’album illustre totalement ce propos. Aux scènes d’allégresse attendues dans un tel cadre se substitue une violence sourde et implacable. En arpentant les allées du parc, Parker met à jour le revers d’une société aseptisée où la joie de vivre se mesure à l’aune du pouvoir d’achat : toute la brutalité et l’injustice du système se révèle à travers la stratégie que le braqueur met en place. Lieu de divertissement abandonné, Fun Island devient lieu de mort, le masque de l’idéologie capitaliste tombant pour laisser voir son visage le plus cruel.

 

Fun-Island-31Une des scènes au cours desquelles Parker prépare sa défense montre bien l’ambivalence du gentil parc familial qui se transforme en maison de l’horreur. Le héros met en marche un tunnel roulant plusieurs fois de suite, comme pour en éprouver le bon fonctionnement, et le passage successif de l’ombre à la lumière restitue l’image du basculement qui s’opère entre le bien et le mal. Les allers-retours de l’image éclairée à celle plongée dans la pénombre apportent à la scène une résonnance psychédélique et inquiétante, qui confine au cauchemar halluciné. La vue en perspective du tunnel semble placer Parker au centre d’une cible : de fait, c’est bien une proie qu’il incarne, mais il s’y dérobe avec agilité dès la 6ème case de la planche. Le tunnel devient dès lors un piège pour ses poursuivants. On retrouve cette idée de cible avec le point blanc que le personnage peint sur les miroirs déformants de la galerie des glaces. S’y dessine le caractère insaisissable de Parker, personnage polymorphe et angoissant, froid et déterminé, à l’opposé des standards de l’américain moyen. On ne peut que s’approcher des avatars déformés du héros, mais lui reste inatteignable, à distance du monde. Cette carapace échappant à toute emprise, il l’oppose au conformisme de la société qui l’entoure.