Parmi les nombreux maux dont souffre la bande dessinée francophone, l’un des pires est sans doute « le complexe du corn-flakes », pour citer un chanteur populaire. Explications : ce que de nombreux auteurs cherchent à reproduire sans succès ne vient pas tant des comics que des séries TV policières et/ou fantastiques, en témoigne l’encombrement en librairies, depuis 20 ans, de dizaines de clones dégénérés de X-Files ou des Experts – selon la mode du moment. Le problème ne vient pas forcément des modèles choisis (Chris Carter est l’un de ceux qui a amené la fiction TV vers son niveau d’excellence actuel, et on adore William Petersen) mais plutôt de l’incapacité des scénaristes et des dessinateurs nés au Pays du Fromage à digérer les leçons des maîtres de la fiction populaire américaine, tant sur la plan du récit que de l’image. La plupart n’en retiennent que l’écorce, et ancrent de fait leurs récits dans une Amérique d’opérette peuplée d’archétypes. Cette production n’a qu’un seul intérêt, presque philosophique : elle permet de mesurer toute la distance qui la sépare d’un réel dont elle n’est que l’interprétation inavouée d’une interprétation de départ, forcément discutable en tant que telle. Là réside clairement l’une des causes de la crise économique qui commence à faire vaciller le secteur : longtemps « cinéma du pauvre », la bande dessinée est devenue « série TV du pauvre », sauf qu’entretemps, le pauvre en question, pas si bête, a compris que ça lui coûterait moins cher de télécharger illégalement le modèle plutôt que d’acheter à prix d’or une piètre copie – qu’il faut en outre faire l’effort de lire.
En compagnie de la coloriste Isabelle Merlet, qui a travaillé sur les derniers livres de Ruppert & Mulot et le Lune l’envers Blutch, Vincent Perriot réussit avec Paci là où l’immense majorité échoue, et ce n’est pas rien. Belleville Story faisait déjà assez fort dans le genre, avec l’adaptation en bande dessinée d’un scénario conçu pour la télévision qui surpassait le téléfilm plutôt correct produit en parallèle. Mais Perriot franchit avec le premier volume de cette série un niveau supplémentaire, et on ne doute pas trop que la suite sera du même tonneau. Ce qu’il réussit ici est grosso modo ce que Luc Besson tente de son côté depuis 30 ans avec un succès mitigé : faire de la France contemporaine un décor de feuilleton. La thématique de la série de Perriot se rapproche d’ailleurs de celle de Go Fast, l’une des productions Europa les plus recommandables, qu’elle dépasse largement par sa capacité à installer des personnages denses et mystérieux, notamment celui qui lui donne son titre. Là où Perriot fait également très fort, c’est sur le plan du dessin, en particulier dans la représentation de la vitesse. Là s’arrête en effet la comparaison avec le cinéma : sur le plan formel, l’auteur exploite pleinement les potentialités du 9e art, et produit un récit inadaptable en tant que tel sur un autre médium, car les astuces graphiques qu’il trouve pour rendre belle et spectaculaire la moindre séquence de conduite ne seraient pas déclinables en prise de vue réelle. En affirmant l’air de rien une double indépendance vis-à-vis du cinéma et de la télévision – indépendance vis-à-vis de la production nord-américaine et vis-à-vis du photo-réalisme –, Perriot redonne goût à la bande dessinée. Rien que ça.