Depuis l’émergence de réformistes -auxquels les critiques français en mal de référence n’ont su trouver d’autre pseudonyme que celui de « nouvelle bande dessinée »-, les idées fusent et se déchirent autour d’une conception artistique du media BD. Le beau, le sublime et tout le tralala deviennent monnaie courante dans les revues d’étude, tandis que les disputes entre défenseurs de la technique et chercheurs d’une ontologie fondamentale font rage. Dans le Journal d’un fantôme, chronique philosophique et grotesque contant sur plus de deux cent pages les aventures d’un petit être de dessin parti en stage au Japon en compagnie de son manager, Nicolas de Crecy intervient en personne pour défendre sa vision.
Comme trop souvent chez les auteurs de la nouvelle bande dessinée, le manque d’un prolongement idéologique personnel, face à ces antédiluviennes théories de l’art et de l’esthétique, fait apparaître un vague sentiment de radotage. Il est grand temps d’abandonner ce terrain ou d’y apporter un peu de nouveau. Problème : n’est pas le Schopenhauer du siècle prochain qui veut. Heureusement, la capacité de Nicolas de Crecy à mettre en pratique cette recherche permet de se détourner assez vite de la rhétorique pesante. Le lecteur affûté comprend d’ailleurs que les pérégrinations du petit être de dessin et le discours ne constituent pas le vrai « journal » du titre. Il faut gratter, l’intérêt est derrière cette première couche de fiction, dans les magnifiques croquis de voyage réalisés par l’auteur (autobiographie) qui impulsent ce récit.
Du coup, si les changements d’outils et les variations de trait servent de mise en scène au romanesque, on retient surtout qu’ils consignent, en filigrane, la cardiographie d’un artiste capable de traduire avec une verve hallucinante son émerveillement comme sa solitude. Le fait est qu’il y a ici deux journaux entremêlés : un premier fictif et grotesque, un second autobiographique et peut-être plus pudique. Mais alors qui est ce fantôme ? Le héros ectoplasmique en a bien l’apparence, tandis que la proposition philosophique serait de dire qu’il s’agit du dessin (double dépouille, celle d’un geste terminé et celle d’un moment évanoui). Peu convaincu par la trivialité de ces offres, le lecteur préférera entrevoir dans ce fantôme la présence immanente et invisible qui nourri tout livre: l’auteur. Alors, très cher Nicolas, laissez Schopenhauer aux vilains en mal d’inspiration, et montrez nous encore par le geste qui vous êtes et ce que vous avez vu. N’en déplaise à vos confrères, vous êtes l’un des seuls sensibles à introduire dans le champs de l’image cette capacité émotive que le philosophe lui a tant déniée : l' »expérience directe de la volonté elle-même ».