Affirmer que Mike Mignola est depuis plusieurs années l’un des trois ou quatre plus remarquables dessinateurs du circuit mainstream nord-américain n’est en rien exagéré. La récente parution en France, chez Delcourt, d’un nouveau volume des aventures de Hellboy, personnage à contre-courant des canons du comics moyen, le prouve une nouvelle fois. Passé maître dans l’art du contraste sans concession -talent qu’il avait pu exercer sur le plateau du Dracula de Coppola-, Mike Mignola ébauche, au travers de cette série créée au milieu des années 1990, les contours d’un univers s’inscrivant entre réalisme onirique et fantastique gothique ; un univers qui devrait d’ailleurs être préservé dans l’adaptation cinématographique que prépare Guillermo del Toro, amateur sincère (et, espérons le, éclairé) du travail de Mignola.
Envoyé en Autriche pour enquêter sur les répercussions d’un programme spatial développé une cinquantaine d’années auparavant par le régime nazi, Hellboy va rapidement se débattre dans un univers peuplé de fantômes du second conflit mondial. Engagé depuis les premiers numéros de la série dans la quête de ses origines (critère récurrent du genre mais traité par Mike Mignola avec une réelle subtilité), notre héros croise ainsi les routes d’un ancien dignitaire du NSDAP, Herman van Klempt, clef de voûte de son passé, et de Johnson le Homard (sic), énigmatique « super-patriote » des années 1940.
Un savant nazi, un super-héros mythique de la seconde guerre mondiale sur le retour, un château perdu dans les montagnes autrichiennes, une gretschen à la fatale blondeur, un singe androïde géant, le tout gravitant autour d’un démon rouge travaillant pour le compte du Bureau de défense et de recherche sur le paranormal, ce nouveau volet des aventures de Hellboy réunit, à première vue, tous les stéréotypes d’une série B lorgnant dangereusement vers la Z. Mike Mignola réussit pourtant à se jouer des figures imposées -sinon des poncifs- du comic book. Il parvient en effet, tant sur le plan graphique que narratif, à combiner deux qualités cohabitant habituellement avec difficulté : une rigueur empreinte d’austérité et un génie certain. Dessinée par un autre que Mignola, Hellboy pourrait n’être qu’un hommage de plus à l’âge d’or du comics et à ses héros au charmant et désuet manichéisme. Les personnages de Mignola ne laissent, en apparence, aucune prise à l’ambivalence et évoluent dans un monde où lumière et ténèbres s’affrontent en permanence. Pourtant, portée par une tension la parcourant de bout en bout, la série ne se dépare à aucun moment d’une dimension dramatique qu’accentuent les nombreux aplats sombres ou vifs sur lesquels se détachent les protagonistes de cette histoire.
Trop marquée par le succès commercial pour prétendre à la légitimité du circuit indépendant, mais suffisamment ambitieuse et singulière pour ne pas être cantonnée au seul registre du super-héros, Hellboy s’inscrit dans une tendance de plus en plus perceptible au sein de la bande dessinée anglo-saxonne à « forts tirages ». La série parcourt en effet depuis ses débuts une « troisième voie » du 9e art états-unien ; une « troisième voie » ouverte en leur temps par les Watchmen de Moore et Gibbons ou le Dark knight de Miller. Il n’est dès lors pas surprenant d’entendre certains auteurs européens (Claire Wendling en tête) se réclamer ouvertement de l’influence de Mignola et, par là même, battre en brèche la traditionnelle perméabilité de la bande dessinée française au genre nord-américain.