Encore une petite merveille de trouvaille chez Rackham avec cette biographie surréelle de Frida Kahlo, muse mexicaine des mouvements révolutionnaires, politiques et artistiques du début du vingtième siècle. Marco Corona, issu de l’underground italien, inflige au couple mythique Kahlo-Rivera une relecture et un traitement déroutants. Si le noir et blanc oscille entre la naïveté d’un Fernand Léger ou la grâce d’un Bellini lorsqu’il s’agit de représenter la madone Kahlo, Corona se montre impitoyable avec Diego Rivera, double dégénéré de Frida, qui se mue en grotesque Barbapapa ou en « prince crapaud » à la langue phallus. Car c’est bien le triptyque sexe-art-révolution qui a permis à ce couple frappé des mêmes tares que ses congénères petits-bourgeois (infidélités médiocres, trahisons, retrouvailles) de sublimer sa condition originelle. Comme le concède Frida, « notre grande amitié et nos idées politiques communes faisaient contrepoids à notre désastreuse vie sentimentale ».
Frida est une figure de ce siècle qui croise ses héros immortels ou désavoués, Trotsky (à qui elle offrit un autoportrait pour son anniversaire), Breton, Duchamp, Kandinsky… Figure tragique toutefois, puisque le récit ne ménage guère la sensibilité d’un lecteur affecté : Frida est une poupée au corps brisé, « un petit sac d’os bon pour la casse » à la suite d’un abominable accident de bus. Ce rapport au corps constitue alors un cauchemar permanent (Corona évoque les multiples fausses couches de l’artiste en une planche que ne désavouerait pas le meilleur Blanquet) autant qu’un matériau de création inépuisable qui vire au martyre : « La couleur de ma peau, qui ne voit pas le soleil depuis de longs mois, est livide comme les cieux d’El Greco […] Mes sourcils sont des corbeaux noirs de mauvaise augure qui volent sur le champ de blé de Van Gogh ». Corona toutefois ne s’attarde guère sur la production artistique de Frida, préférant laisser provisoirement la parole à un critique américain cuistre et au débit insupportable pour mieux le trucider au cours d’une scène réjouissante et drolatique. Certes, le rapport complexe de Frida au surréalisme est ainsi quelque peu éludé mais le parti pris de Corona se justifie dans le traitement fort réussi de cette biographie à la découpe anarchique. Les rêves de Frida contestent l’hégémonie du récit traditionnel de même que les allégories fantasmées de cette dernière que Corona transmute sur le papier : ainsi, suite à une réflexion désabusée de Frida sur son état d’être-légume, il métamorphose littéralement la peintre en plante d’appartement entretenu par un Diego veule et soumis mais indéniablement amoureux.
Le trait de Corona est souvent forcé jusqu’à la caricature pour verser parfois dans un délire cartoonist bienvenu (voir la délirante scène échappée de Feydeau et matinée de Chuck Jones où Diego découvre un amant dans le lit de sa femme). Avare de considérations esthétiques, Corona leur préfère quelques tours de force graphiques, tels ces très beaux pastiches d’un portrait de Frida à la manière d’un Magritte, d’un Dali ou d’un Picasso. Cette biographie bunuélienne fort cruelle est un petit joyau noir, un hommage iconoclaste à l’image de son sujet, une frêle jeune femme traversant son siècle en hurlant I revolucion o muerte !