Cette nouvelle collection « Poisson Pilote », née des imaginations sans bornes de Lewis Trondheim et Joann Sfar, se voudrait un hommage à l’esprit Pilote, ce magazine qui sut pour un temps associer champ expérimental et liberté artistique avec une politique éditoriale ouvertement grand public. On pourrait émettre le vœu pieux que ce Poisson Pilote nous guidât vers des révélations inconnues de ce grand public, mais il semble que l’éditeur ait plutôt investi sur des valeurs sûres issues de la mouvance indépendante (Trondheim, Sfar, David B….) pour (re)lancer certaines collections au succès mitigé jusqu’à présent.
Quoi qu’il en soit, la première publication inédite de la collection nous offre une prometteuse association entre Manu Larcenet au dessin (auteur relevant grandement le niveau d’ensemble chez Fluide Glacial avec le génial Blutch) et l’incontournable Trondheim au scénario. Dans un monde d’une banalité (en apparence) confondante, deux enfants, Gildas et Martina, vivent quelque peu en marge de leurs camarades de classe et de leurs contemporains : en effet, s’estimant les seuls êtres doués de conscience, ils décident de dénoncer le complot ourdi par des aliens (pour Gildas) ou par des robots (pour Martina). Cette démarche à la fois étrangement paranoïaque et normalement enfantine les conduit à envisager différentes solutions : intercepter des communications de téléphone portable pour prendre les comploteurs sur le fait, capturer une vieille dame pour l’autopsier ou se rendre dans un laboratoire où les recherches sur l’antimatière suscitent les suspicions de nos deux cosmonautes du futur. Toutes ces pérégrinations se poursuivent jusqu’à l’inévitable pied de nez cher au conte trondheimien.
Car comme à son habitude, l’intérêt des œuvres de Trondheim se situe dans ce romanesque avorté, dans cet art admirablement maîtrisé de l’anti-narration pratiqué à l’infini dans la série des Lapinot. Dans ces Cosmonautes du futur, les traits faussement naïfs de Larcenet épousent ainsi à merveille la distance faite de dérision et de fatalité tranquille revenant de manière obsessionnelle chez Trondheim, distance dont les références à la mort constituent l’épicentre. Les réflexions de Gildas (« mourir ne me fait pas peur mais avoir été ridicule me terrorise ») ou de Martina (« Tu parles ! S’ils nous avaient tués, ça aurait fait trois enfants disparus et puis c’est tout ») révèlent que derrière le caractère anodin du récit repose une réalité piégée et inquiétante (celle du loup invisible, mangeur de skieur dans Slaloms). Dans leur volonté de désamorcer ce piège (vous pouvez offrir les Cosmonautes à votre petit cousin sans danger), les auteurs s’égarent parfois sur la voie du calembour laborieux ou d’un effet graphique irrésistible mais facile (voir l’unique apparition des aliens tant recherchés), sans toutefois obérer l’inquiétante lecture qu’un suffisant lecteur (selon l’expression de Montaigne) pourra en faire.
Dans sa Psychanalyse des contes de fées, Bettelheim soulignait le caractère faussement mécanique de ces récits, où se trouvaient en germe tous les désordres du monde à affronter (inceste, pauvreté, amours malheureuses). Pour l’inauguration de cette collection, Trondheim et Larcenet, en dignes héritiers des frères Grimm, nous offrent à lire un petit opus aussi charmant que troublant.