Cher Monsieur Larcenet,
J’ai lu Critixman et je trouve que c’est un bon livre : drôle, juste, touchant. Les fausses citations mises en exergue sur la quatrième de couverture, ainsi que le marque page contenant le droit de réponse de Critixman, sont hilarants. C’est un livre juste aussi, parce que ce ridicule parangon du bon goût, prompt à juger les oeuvres et leurs auteurs, je le connais : c’est un peu moi. La caricature est un brin facile -vous conviendrez sans doute que la figure du critique ne bénéficie pas d’une grande sympathie dans l’esprit de nos contemporains, et il y aurait peut-être plus de courage à la réhabiliter qu’à la dénigrer-, mais diablement efficace et indéniablement conforme à une certaine réalité. Enfin, c’est un livre touchant car vous arrivez à décrire l’effet que les critiques négatives vous procurent : elles vous tuent, littéralement. Et au lieu de vous inciter à vous remettre en cause, il devient évident à la lecture de cet ouvrage que ces jugements vous paralysent… Finalement, la seule faute de goût ici n’est pas de votre fait : c’est la préface de Joann Sfar, nettement moins bien placé que vous pour tenir ce type de discours. Mais peu importe, bravo.
Néanmoins, je ne peux que déplorer le divorce que votre livre contribue à entériner entre auteurs et critiques ; divorce prononcé plut tôt cette année avec la parution du numéro 1 de L’Eprouvette, la revue publiée par l’Association. Et même Daniel Clowes s’y est mis ! En effet, parmi la cohorte de créatures fantomatiques qui hantent Ice haven, figure un spécialiste des comic books assez pitoyable : imbu de ses connaissances et de ses facultés d’analyse -qui confinent cependant au délire-, il finit par dévoiler ses véritables motivations en confessant un irrépressible besoin de reconnaissance de la part de ses idoles. Mais au-delà de cette caricature, Clowes remet en cause le principe même de la critique, à partir du moment où elle quitte le champ littéraire: « Dès lors qu’une bande dessinée est censée être une oeuvre d’art, ne pouvons-nous pas aussi présumer qu’elle est constituée de qualités inhérentes à sa forme choisie ; de qualités qui, par définition, défient la description verbale ? N’est-il pas incroyablement présomptueux de se croire capable de traduire en mots une chose qui est intrinsèquement au-delà des mots ?! ».
Si, de votre côté, la raison de ce divorce est la médiocrité de la critique de bande dessinée, que nous sommes d’ailleurs quelques-uns à déplorer, je peux tout à fait le comprendre. Si par contre il s’agit d’une tentative « lucbessonienne » de refuser a priori toute utilité à la critique -suivant l’adage poujadiste qui veut que « le public est seul juge »-, ce serait fort décevant. Les critiques que vous avez reçues au sujet de votre travail ne vous ont fait, jusqu’ici, aucun bien, c’est entendu. Je vous pose donc une question : qu’attendez-vous de la critique (si tant est que vous en attendiez quelque chose) ? De mon côté, il me semble que le rôle du critique est d’éclairer les lecteurs sur les intentions de l’auteur d’une part -sur la base des propos de ce dernier, ou sur la foi de son intuition-, et de l’autre, d’éclairer l’auteur sur ses propres pratiques en lui offrant un point de vue extérieur, lui permettant de mieux cerner les qualités, et le cas échéant, les défauts de son travail. Maintenant, libre à vous de considérer que vous n’avez pas besoin de point de vue extérieur ou de penser que les critiques ne sont, dans l’ensemble, pas assez qualifiés pour jouer ce rôle-là. Dans ce cas-là, je ne vous embêterai plus.
Cordialement,