Joann Sfar n’a pas forcément le nez creux dans toutes ses entreprises, mais dans ses voeux à la peau de chagrin il se pourrait bien que l’un d’entre eux fût déjà pleinement exaucé. Ses talents d’éditeur chez Gallimard ne sont plus à démontrer, et la tête d’affiche de sa collection se nomme incontestablement Lucie Durbiano. Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais la demoiselle, qui n’est pas à proprement parler une débutante (elle est déjà à la tête d’une œuvre consistante, notamment dans la littérature graphique pour enfant), vient de signer une bande dessinée des plus inattendues avec ce Lo, (re)lecture parfaite et miraculeuse des Pastorales de Longus, un roman grec du troisième siècle de notre ère. Le précédent titre de Durbiano, le bien nommé Trésor, était un merveilleux divertissement, une comédie éblouissante faite de trompe-l’oeil et de surprises, dans un monde d’une artificialité si naturelle, à l’image de couleurs franche et d’aplats tout simples, que la lumière même qui l’illuminait semblait sortir d’un conte de printemps rohmérien. La référence à l’auteur du Genou de Claire n’est guère fortuite, mais plus encore pour Lo, puisque le dernier film de Rohmer fut une adaptation – en demi teinte – de L’Astrée d’Urfé, ce roman fleuve lui-même inspiré des étranges et insondables amours de Daphnis et Chloé. Le cadre de Lo est donc la bucolique chantée par Théocrite et Virgile, avec nymphes et satyres, pâtres et bergères, et bien sûr la déesse Diane, sévère et rigide, qui veille sur tout ce petit monde.
Mais dans Lo, comme son titre l’indique, la découverte de l’amour de Daphnis et Chloé, qui en ignorent jusqu’au nom, n’est que le contrepoint musical d’une délicieuse excroissance du récit premier. La nymphe Lo, dès la première page, est en effet tombée amoureuse de Daphnis, dans un innamoramento subtil et magnifiquement découpé par le jeu spéculaire des regards (le lecteur regarde Lo qui fixe Daphnis au bain), et c’est cet amour impossible qui constitue le fil d’Ariane de cette histoire. Mais ce ravissement exquis n’est que le premier d’une longue série, puisque ce n’est pas le moindre des mérites de Durbiano que de passer avec une grâce rare d’un registre à l’autre. Comme chez Longus, la crudité le dispute au sublime, le trivial au sophistiqué. Même les maladresses de perspective ou de proportions, ou certaines incohérences (géniale inspiration que de faire cohabiter l’onomastique divine grecque et latine, Zeus et Bacchus) participent pleinement de l’équilibre général de Lo, avec ce qu’il faut d’amertume et de gravité, à la manière des comédies musicales de Jacques Demy. Le lecteur de Lo se retrouve alors dans la position du narrateur des Pastorales, en découvrant le tableau qui illustre les amours de Daphnis et Chloé : « Personne, en aucune façon, n’a échappé ou n’échappera à l’amour, aussi longtemps qu’il y aura de la beauté et des yeux pour la voir ».