« Sentimental : se dit d’une personne dont la sensibilité est romantique, vive et souvent un peu naïve. » A la lecture de ce qui est un essai, donc une (vaine ?) aspiration, un simple exercice de style ou une série d’épreuves, le doute étreint. Loïc, protagoniste de ces fragments d’un discours amoureux, est-il réellement sentimental voire, comble du mauvais goût, sentimentaliste ? Car tout n’est que contraste, double discours, obscénité librement assumée derrière la tyrannie du cœur, motif exaspérant et finalement réduit en miettes par les pérégrinations érotiques de Loïc.
Frédérique, Patricia, Nicole, Géraldine ou Aurélie attisent le martyre de Loïc/saint Sébastien, criblant leur soupirant ronsardien de flèches déconcertantes de perversité. Alors oui, Loïc pleure beaucoup, arbore en toute occasion un sourire affecté (l’expressivité est la grande force du graphisme minimaliste de Poincelet), mais cela ne suffit pas. Le désarroi pointe derrière le défoulement de ces corps qui se hument, se touchent, se confrontent (« nous nous sommes pénétrés le cul mutuellement, nous regardant dans les yeux, savourant cette impudeur »), et cette crudité suffit à ébranler notre chaste lecture. Le piège tendu par Loïc Néhou se double du trait subversif de Frédéric Poincelet, auteur de l’étonnant Périodique chez Ego Comme X. Alors que la dimension de l’ouvrage laisse augurer un remplissage ambitieux, c’est le blanc qui prédomine pour envelopper de simili-cahiers d’école hâtivement griffonnés et flanqués de petits textes à la maladresse recherchée. Les pages les plus belles de l’œuvre sont presque entièrement vierges, laissant émerger çà et là un bout d’épaule, une bouteille d’eau, un sexe entrouvert. Quant aux quelques phylactères, ils offrent des révélations phalliques et éloquentes, comme si ce témoignage du discours direct était inaudible parce que porteur de vérités mortifères pour les amours malheureuses de Loïc. C’est précisément la bouche l’instrument de tout ce désenchantement orchestré par les auteurs : bouche de Frédérique avouant une double aventure à Loïc, bouche de Patricia qui avale goulûment le gland d’un amant, bouche de Judith dont jaillit un sexe menaçant Loïc. L’idéalisation éphémère de ces aventures rend d’autant plus douloureuse leur conclusion, à la manière des chansons ironiques de Neil Hannon.
L’absence de séparation entre les cases, méthode chère à Will Eisner, assure à la lecture une grande fluidité. Formellement très réussi, le récit alterne temps faibles et temps forts, scènes d’un romantisme à la symbolique délibérément périmée, où sens figuré et sens propre se confondent (Aurélie devient incandescente sous les yeux de Loïc, ce dernier présente son cœur à Patricia), et pornographie authentique, avec quelques cérémonials qui échappent au ridicule du Romance de Breillat. Mine de rien, à la manière d’un Fabrice Neaud ou d’un Michaèl Sterckeman, Néhou et Poincelet renouvellent le discours amoureux. Chez eux, il oscille entre perversité rose bonbon et sentimentalisme vicié-vicieux. Après sa leçon inaugurale au Collège de France, Barthes avait reçu quelques amis pour une fête improvisée. Alors que Michel Foucault, sur un ton d’ayatollah, agressait avec forces sarcasmes Alain Robbe-Grillet sur son hétérosexualité, Barthes proposa pour sa défense : « Quand même, c’est un pervers… » Alors, Néhou-Robbe-Grillet et Neaud-Foucault, même combat ?