Pour cet article, tentons un exercice de style. Il s’agira de faire tout ce qu’une critique devrait éviter : ne parler d’une œuvre que par le prisme de ses références – ou du moins celles qui semblent s’en dégager. Ce genre de pratique est l’une des plaies de la critique contemporaine, en particulier en matière de musique : combien d’amateurs ont cru sur parole le journaliste qui promettait un chef-d’œuvre superposant les Beach Boys, les Beatles, Scott Walker ou Burt Bacharach ? Combien s’y sont laissés prendre sans rien discerner de tel, ou alors de façon tellement superficielle qu’on croirait à une blague ? La tentation est d’autant plus grande que c’est une solution de facilité. Face à un objet qu’on ne saurait décrire – ou alors avec beaucoup de peine –le recours à l’analogie se fait naturellement. On cherche à rendre compte d’une impression, de ce qui échappe aux mots, et on compte sur une communauté d’esprit, sur les liens d’une sensibilité partagée, une culture de base qui remplaceraient la défaillance du vocabulaire. Se crée alors un répertoire dans lequel on puise avec excès, jusqu’à perdre l’essence du modèle et laisser s’échapper la singularité de ce qui nous occupe. Si le dernier livre de Léo Quievreux nous permet pourtant cet écueil, c’est précisément à cause de sa singularité – et si on peut le comparer à beaucoup de choses, ce n’est pas tant pour rendre compte de ce qu’il est mais plutôt pour dire ce qu’il n’est pas.
Le Programme Immersion fait beaucoup penser à Inception, de Christopher Nolan. Dans les deux cas, c’est un polar qui explose sa propre linéarité en sondant les profondeurs de la psyché. Les limiers mis en scène n’y arpentent d’autre espace que celui de l’inconscient et de l’immatériel. Chez le cinéaste, on cherche à voler ou à implanter une idée ; du côté de Quievreux, l’enjeu est plus subtil : une mystérieuse agence de renseignements a mis au point un programme permettant de scruter la mémoire des individus, révélant notamment ce qu’ils ont vu mais dont ils n’ont aucun souvenir conscient. Plus généralement, l’idée est d’explorer ce qui échappe aux perceptions et d’ouvrir du même coup des champs insoupçonnés aux frontières du fantasme et de la réalité. Or, au début du récit, ce programme a été dérobé, et deux agents branchés sur une machine jumelle sont chargés de le trianguler afin de le récupérer. Le programme en question ne représente donc pas un moyen ou un support à l’action, puisqu’il en est au contraire tout l’enjeu – c’est l’intrigue d’espionnage qui s’avère être un prétexte, comme le révèle sa relative nébulosité. Le dessinateur ne prend pas le domaine du mental comme stratégie roublarde propre aux renversements des points de vue, mais bel et bien comme objet. Le livre n’a ainsi d’autre but que celui de trouver la clé des songes – de s’abîmer dans le labyrinthe du cerveau et d’en observer les dysfonctionnements, les dérèglements, les dérapages. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des protagonistes principaux du récit, Le Chauve, semble avoir le crâne trépané : la bande dessinée offre une vue en coupe de l’intériorité humaine, l’articulation des cases mettant au défit la cohérence narrative, surtout lorsque les images semblent saisir les flux de conscience aux moyens de constructions géométriques aux effluves superbement psychédéliques – un psychédélisme techniciste, froid et inquiétant. Le Programme Immersion, ce serait donc un Inception écrit et réalisé par David Lynch – et on voit bien en quoi la bande dessinée n’a finalement rien à voir avec le film de Nolan. Comme chez l’auteur de Blue Velvet ou de Lost Highway, le récit regorge de personnages mystérieux aux identités troubles et inquiétantes. L’inexpliqué et l’incertain y côtoient l’horreur la plus sourde (en particulier dans la première partie, dont certaines scènes sont sidérantes). L’environnement urbain, désertifié, devient un miroir de l’espace intérieur, hanté d’une profonde solitude, l’incommunicabilité présidant à toutes choses, les énigmes ne se résolvant que par d’autres énigmes, la conquête du réel ne se faisant que par la fuite hors de toute réalité.
Graphiquement, le travail de Léo Quievreux évoque celui de Charles Burns, à cause du noir et blanc expressionniste à la précision chirurgicale. Mais là encore, la comparaison doit s’accompagner de certaines réserves : il s’agirait alors d’un Charles Burns au trait amaigri, à la sobriété géométrique, conférant une rigidité hallucinatoire à son dessin, entre transe organique et parasitage électrique. Car s’il est beaucoup question du mental, son exploration est rendue possible par une machine et un programme – une programmation source de toutes les déprogrammations. Peut-être y a-t-il un intérêt à noter que l’auteur de ce livre est également musicien et qu’il a joué du synthétiseur dans différents groupes. Ainsi la bande originale idéale du livre pourrait être une composition de John Carpenter, de Zombie Zombie et donc d’Étienne Jaumet : chaque trait entrerait en résonnance avec un accord de synthé lancinant et obsédant, sourd et paranoïaque, psychédélique et analogique. Chaque ligne est comme un coup de bistouri ouvrant sur une plongée dans notre psyché, accompagnée des vrombissements de la machine. Dans le dernier album d’Étienne Jaumet, La Visite, il y a un titre superbe qui s’appelle « Anatomy of a Synthetizer » et serait un peu comme un sous-titre possible au Programme Immersion, où le dessin s’approche d’un idéal synesthésique en donnant naissance à l’informe comme le fait cet étrange instrument de musique : par modulation d’un signal électrique et d’une fréquence, par oscillation, boucle répétitive et ondulation numérique. Le noir et le blanc s’apparentent aux couleurs des touches d’un clavier, et Quievreux joue avec elles à la façon virtuose des hypnoses musicales. Il était donc naturel de procéder par analogie pour cerner le fonctionnement profondément analogique de cette remarquable bande dessinée.