En 1998, Dargaud publiait une mini-série de quatre albums à l’italienne intitulée « Le Dernier Chapitre ». Elle était signée par le scénariste Didier Convard et le dessinateur André Juillard, complices depuis de nombreuses années déjà, et qui voyaient là matière à un hommage aux personnages marquants de la bande dessinée. L’idée était formulée ainsi : « Et si nos héros avaient vieilli ? Et s’ils avaient franchi les rives du temps ? … […] cette nouvelle collection ‘‘Le Dernier Chapitre’’ les imagine au crépuscule de leurs vies et leur font vivre leurs derniers aventures, résoudre leurs dernières énigmes… » Le série a été prématurément interrompue en raison de problèmes rencontrés avec certains ayant droits. Subsistent néanmoins les pérégrinations mélancoliques de Barbe-Rouge, de Johan et Pirlouit, des Pieds Nickelés et de Blake et Mortimer, ces derniers faisant l’objet du tout premier volume, fraîchement réédité, revu et corrigé.
Cet album-ci et pas un autre. On devine facilement les motivations de l’éditeur. : Juillard allait devenir deux ans plus tard le dessinateur de la seconde équipe à se relayer pour livrer de façon régulière – pour ne pas dire métronomique – des reprises de la série « Blake et Mortimer ». Cette ultime aventure des deux héros britanniques représente donc rétrospectivement leur première réappropriation graphique par le dessinateur. Au-delà de la dimension documentaire, assez anecdotique, propre à satisfaire les fans du duo créé par Edgar P. Jacobs, L’Aventure immobile propose une approche originale et à la mélancolie incontestable. Il ne s’agit pas d’une bande dessinée, mais d’un album illustré comme on en fait en littérature jeunesse. Le récit se construit au fil d’un échange épistolaire entre Blake et Mortimer, et les illustrations de Juillard n’interviennent que ponctuellement, laissant à son style réaliste toute liberté de s’épanouir au gré des décors et des situations. Car les dessins se démarquent en cela qu’ils ne tentent pas de contrefaire la Ligne Claire jacobsienne, mais délocalisent plutôt les personnages dans l’univers graphique de Juillard. C’est toute la beauté de l’entreprise : apparaît dans cet écart formel une mise à distance entre les aventures passées et le « dernier chapitre » qui en est donné. Comme si, rattrapés par le temps, les personnages étaient aussi rattrapés par la réalité, loin de leur jeunesse idéalisée. Au seuil de la mort, ils prennent enfin vie, déroulant le fil secret d’une existence qui leur a été si longtemps dissimulée.
Blake vit toujours à Londres tandis que Mortimer s’est retiré dans la campagne écossaise, et les deux amis ne se sont pas revus depuis des lustres. Le seul lien qui les rattache encore l’un à l’autre, c’est cette correspondance dont un segment nous est donné à lire. Elle a pour sujet un rêve fragmentaire qu’ils partagent, le « rêve d’un autre », écrivent-ils, et dont ils font le récit à chaque lettre. Ce feuilleton onirique les replonge peu à peu dans le souvenir refoulé du Mystère de la Grande Pyramide. Cet autre qui hante leur sommeil, c’est le Cheick Abdel Razek, le « Dernier Gardien du Secret », comme il se désignait lui-même… Dans cette Aventure immobile, Blake et Mortimer ne se rencontrent jamais en chair et en os, mais seulement dans des rêves qui ne leur appartiennent pas. Quelque chose de très fort émerge alors du récit, qui raconte finalement l’impossibilité de réunir le duo autrement que dans le fantasme subjectif et fatalement dénaturant. Dans leurs rêves, Blake et Mortimer ne peuvent être eux-mêmes, puisque ce ne sont même pas leurs rêves… En fait, Blake et Mortimer ne semblent pouvoir exister que dans le souvenir, et ne vivre ailleurs que dans la mémoire. Abdel Razek répète par trois fois l’injonction « Souvenez-vous ! », alors que Blake écrit : « Nous voyageons immobiles, à travers nos souvenirs, relisant sans cesse nos carnets […]. Nous faisons revivre dans notre mémoire ces deux personnages qui portent nos noms ». De son côté, l’inspecteur Kendall conserve précieusement des coupures de presse pour ne pas oublier…
Edgar P. Jacobs est ici évoqué comme le biographe des deux héros. Abdel Razek apparaît pourtant comme une émanation du dessinateur, créateur d’une « réalité différente » qui les met en scène une dernière fois, deus ex machina d’un ultime tour de piste pour remonter le temps avant qu’il ne s’arrête. La mythologie égyptienne relaie celle de la série, dont le charme et le mystère restent indissociablement liés à un caractère indéfinissable, magique, poétique, qui échappe aux personnages eux-mêmes et qu’il leur est impossible de transmettre. « Dire que nous avons porté ce secret superbe et fantastique sans jamais pouvoir le réveiller », écrit Blake avec nostalgie. « Nous étions dans cette région magique que les égyptiens situaient entre les deux horizons… Là où le temps ignore les mesures de la vie et de la mort ! » La nature des deux héros apparaît au détour de ces formules : ils sont voués à l’insaisissable imaginaire, monde irréductible aux contingences matérielles dont la clé est cachée en eux. Dans une moindre mesure, Abdel Razek peut aussi figurer le lecteur, seul garant de la pérennité du mythe « Blake et Mortimer » par sa mémoire et ses rêves, au milieu d’un fantasme qui ne peut s’assouvir autrement qu’en revenant inlassablement en arrière, pour y chercher la pièce manquante : cette touche de beauté qui donne tout son prix à la série de Jacobs, et que l’on porte peut-être avec soi.
Les membres de leur club londonien tiennent à réunir et à honorer Blake et Mortimer, ce que les deux héros craignent autant qu’ils s’en moquent. Difficile de ne pas y voir une métaphore de la volonté de reprendre la série, de la faire revivre, d’en exploiter l’image si longtemps après la séparation. L’Aventure immobile démontre la vanité d’une telle ambition : comment saisir un secret de fabrication qui échappe aux créatures elles-mêmes ? Comment faire vivre ce qui est moribond ? À quel esprit créateur se vouer, maintenant que Jacobs comme Razek ont disparu ? Comment vivre de nouvelles aventures, sinon en revivant les anciennes, en en reprenant inlassablement la lecture, par les chemins familiers du souvenir ? L’Aventure immobile est un petit manifeste sur la fragilité des fantasmes, qui ne peuvent s’appréhender que dans les rêves, ceux qui nous ramènent au temps de nos premières lectures. Depuis, André Juillard a rejoint le club, et tant pis pour les fantasmes.