Les éditions Ankama ont entrepris depuis quelques années l’adaptation en bandes dessinées des romans de Stefan Wul, l’un des plus grands auteurs de science-fiction en langue française du XXe siècle. Si en temps normal on peut émettre des réserves devant cette réappropriation de plus en plus irritante du champ littéraire, ces dernières s’effondrent totalement devant Retour à zéro, adapté par Thierry Smolderen, scénariste, esthète et historien du 9e Art, et Laurent Bourlaud, talentueux dessinateur remarqué il y a quatre ans avec Nos Guerres (Cambourakis).
L’approche de Smolderen est tout à fait originale. Il justifie le choix de Retour à zéro, premier roman de Wul publié en 1954, élaboré au fil d’une improvisation constante, par l’étrange poésie qui s’en dégage : « Au niveau littéraire, explique-t-il, ce type d’expérience a des aspects tout à fait fascinants, parce que l’auteur qui part ainsi à l’aventure sur la feuille blanche en se laissant vraiment porter par son instinct, qui s’amuse à se surprendre lui-même à chaque page, finit par faire ressortir certains mécanismes très profonds de l’invention romanesque. Ce qu’il explore, en fait, c’est sa propre capacité à « construire des mondes », un mécanisme qui est proche du rêve ». Le scénariste ne se contente pas de vouloir donner vie à cet imaginaire en fusion, mais cherche plutôt à s’immerger dans l’intimité du processus de création. Tout le plaisir de cette adaptation, pour lui, « consiste à pénétrer le fonctionnement d' »écriture automatique », et à essayer d’en faire ressortir les aspects les plus mystérieux. C’est comme cela que j’ai abordé le roman de Wul : littéralement, comme une machine à explorer le cerveau d’un écrivain qui rêve son premier « monde » ». Le scénariste s’est ainsi appliqué à mettre en valeur les ruptures que le récit original composait déjà, les cassures provoquées par les déviations inattendues, tout ce qui permet de mettre le doigt sur le jaillissement onirique à partir duquel il a été composé. L’exercice est particulièrement cohérent concernant Stefan Wul, dont la conception de la science-fiction était basée sur une forme d’expressionnisme propice à l’évocation et à l’exploration de sa sensibilité : « La magie des décors et de l’ambiance évoquée par la musique, voilà ce qui m’inspire, je crois », disait-il. « Tout le reste est accessoire. Le livret d’opéra, je m’en fiche éperdument ; ce qui m’intéresse, ce sont les cymbales, une ambiance, voilà : un climat ». Smolderen et Bourlaud ne font donc pas qu’exploiter un univers déjà élaboré, ils remontent à sa source pour saisir l’essence-même du geste créateur : un double retour à zéro, en somme – d’une part celui de l’intrigue, d’autre celui de la bande dessinée, qui raconte littéralement la genèse d’un imaginaire. En répétant sa trame narrative, la bande dessinée ne s’inscrit ni à l’intérieur ni à l’extérieur de Retour à zéro, mais entre les deux : en partant du roman, les deux auteurs esquissent et déconstruisent l’univers de Wul. L’image déplace ainsi le discours littéraire dans un espace métalittéraire au milieu duquel la représentation se double d’un discours sur Retour à zéro, le geste d’adaptation portant en lui son propre commentaire.
Et Laurent Bourlaud parvient à saisir superbement le climat dans lequel s’épanouit l’écriture de Wul. En accord avec le scénariste, le dessinateur a choisi d’immerger la bande dessinée dans un design hérité non pas des années 1950 (pourtant date de création de Retour à zéro) mais de l’entre-deux guerres. S’il s’agit d’entrer à la dérobée dans la tête de l’écrivain, et donc dans son univers mental, sa culture et son imaginaire, il est logique de se référer à l’époque qui a le plus nourri la personnalité de Wul, car c’est celle où il a grandi. Ainsi, les références au Bauhaus sont nombreuses, en particulier pour donner forme à l’expressionnisme de l’architecture lunaire, là où se passe la majorité du récit : « Ce mouvement est d’une richesse infinie, confie le dessinateur, tout comme le sont le Futurisme et le Cubisme. Graphiquement, nous voulions que la société lunaire soit proche des avant-gardes du XXe siècle, et le mouvement futuriste est une bonne référence pour cela : la radicalité des formes, la recherche de la vitesse, du mouvement perpétuel… » C’est ainsi que l’on retrouve la palette chromatique d’un Kandinsky illuminant les planches de Bourlaud de dominantes rouge, bleu ou jaune… « Cet univers graphique et coloré est inspiré des œuvres de Fernand Léger, Moholy-Nagy ou encore Rodchenko. Lorsque j’ai mis en place l’harmonie de couleurs du livre, j’avais aussi en tête des albums franco-belges comme Le Rayon U de Jacobs ou Bob et Bobette, avec Les Martiens sont là !, de Willy Vandersteen ». Les citations graphiques sont par ailleurs nombreuses, de Marcel Duchamp et sa chronophotographie du Nu descendant l’escalier jusqu’au Guernica de Picasso. Pourtant, l’univers graphique que met au point Laurent Bourlaud est proprement inédit, à la fois fou et fascinant, démesuré et sublime dans ses moments les plus intimes jusque dans le tour de force spectaculaire de certaines pages. Si Nos Guerres partageaient des inspirations graphiques communes à Retour à zéro, elles n’ont pas la même portée : le premier lorgnait vers la décomposition physique et émotionnelle des hommes face à la tragédie du réel, tandis que le second donne à voir la construction d’un imaginaire à l’œuvre, quasi un work-in-progress grandeur nature, les pièces du puzzle s’emboîtant pour ainsi dire sous nos yeux – l’un apparaissant comme un refuge à l’autre, et la possibilité de tout recommencer.
C’est aussi pourquoi le récit joue sur les échelles avec de grands écarts hallucinants. L’étirement de l’espace semble figurer alors la matière malléable de l’imaginaire, plastique chauffée à haute température pour lui donner toute la souplesse désirée. On passe ainsi de l’infiniment grand (le voyage dans l’espace, la grandiose majesté des architectures…) à l’infiniment petit le temps d’une bataille dont le champ est littéralement le corps du protagoniste principal, au sein duquel il s’agit de vaincre dans le sens plus épique du terme un virus redoutable. Et cette scène magnifique, à s’en faire sortir les mirettes de leurs chères orbites, n’est pas la seule à hisser cette bande dessinée au rang d’indétrônable de l’année 2015.