Le zuihitsu (« notes / esquisses au fil du pinceau ») est un genre littéraire japonais, ayant fleuri au Moyen-Age, et perduré jusqu’au début du XXe siècle, notamment sous la plume de Natsume Sôseki. L’initiatrice de cette forme d’écriture fut Sei Shônagon, une dame de la cour, qui élabora à la fin du Xe siècle ses fameuses Makura no sôshi (« Notes de chevet »), qui servirent d’inspiration à Peeter Greenaway pour The Pillow book (1996). Les Notes de chevets sont une accumulation de listes, d’énumérations (« choses agréables, choses désagréables, choses adorables, choses ridicules »…), alternant avec des descriptions de la nature ou de la vie de cour. Cette écriture éclatée, semi-improvisée et ancrée dans le présent est sensée reproduire au plus près les mécanismes de la pensée de l’auteur, procédant avec une grande liberté de ton et de forme, au gré d’associations d’idées et de brusques changements de point de vue*.
Si la structure mise au point par Hanawa pour Avant la prison peut sembler déconcertante pour ceux qui ont aimé Dans la prison, c’est parce qu’il s’agit d’une tentative originale de zuihitsu en bande dessinée. Rappel des faits: condamné en 1995 à 3 ans de prison pour possession illégale d’armes à feu -strictement réglementée au Japon- Kazuichi Hanawa, géant de la bande dessinée de son état, a entrepris par la suite de raconter son incarcération. Ce témoignage souvent drôle, en tous cas à des années lumière des représentations habituelles de l’univers carcéral, ayant remporté un franc succès -ironiquement l’un des plus importants de sa carrière-, le voici prié de raconter comment il en est arrivé là. Mais ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace: plutôt que raconter platement l’enchaînement de circonstances qui l’a conduit au trou, Hanawa va là où on ne l’attend pas et accouche de cet ouvrage surprenant, où alternent sans transition le récit de la remise en état par l’auteur d’un pistolet rongé par la rouille -peut-être l’objet du délit, mais nous n’en saurons pas plus-, une fiction ancrée dans l’ancien temps, des anecdotes relatives à la vie en prison ou à l’enfance de l’auteur, et autres digressions… Le découpage est du même tonneau: notices explicatives sur le fonctionnement des armes à feu, tableaux de la vie de la prison de Sapporo et atermoiements d’une fille de maréchal-ferrant s’entremêlent parfois au sein de la même page, Hanawa faisant appel à différentes formes narratives -strips, plans, catalogues-, se rapprochant ainsi par moments de la démarche expérimentale de Chris Ware.
Cette structure instinctive permet à Hanawa de livrer une oeuvre qui explore de manière détournée mais approfondie son rapport aux armes à feu. Une passion qu’il cultive depuis l’enfance et à laquelle il semble sacrifier sans compter son temps et ses revenus, comme en témoignent le soin et l’inventivité incroyables déployés pour la restauration de ce vieux Colt, et cette image, à la fin du livre, montrant l’arsenal qu’il abrite dans son appartement; une passion avant tout d’ordre esthétique -cf. l’irrésistible comparaison de l’arme avec le Mont Fuji-, motivée par la perfection formelle de ces engins, dont la vocation semble ici secondaire. L’auteur a d’ailleurs développé sur le sujet des connaissances encyclopédiques, qui rendent passionnants tous les passages dédiés à la conception des armes à feu, quand bien même le lecteur n’aurait pour le sujet qu’un intérêt très limité.
Par contre, le lien entre le sujet du livre et la fiction qui en occupe une grande partie semble à première vue plus ténu et aurait sans doute nécessité de la part de l’éditeur français l’ajout d’un appareil critique, tant ce récit semble fondé sur une conception du monde liée au bouddhisme. Tentons tout de même d’y voir plus clair: l’héroïne est une fillette confrontée à des phénomènes surnaturels -une jeune femme de son entourage est possédée par une créature malfaisante- et à son propre désespoir, forcée de travailler auprès de son père, dont le métier consiste précisément à fabriquer les premières armes à feu construites au Japon d’après modèles occidentaux. Un récit qui donne malheureusement un sentiment d’inachèvement mais aborde aussi bien la notion de karma (énergie positive ou négative accumulée par un individu au cours de ses précédentes incarnations) que le thème de la lutte contre des démons intérieurs. Outre l’identification, évidente à l’image, de Hanawa pour le personnage de la fillette, l’auteur n’évoque-t-il pas également sa situation à travers cette histoire, à un niveau métaphorique et émotionnel, confronté lui-même au démon de la passion des armes et n’ayant d’autres choix que de s’y abandonner pour vivre sans souffrance ? Car, finalement, avec cette oeuvre singulière, Hanawa ne cherche ni à se justifier, ni à se faire pardonner; il veut juste être compris.