On lit ici et là que Kamagurka reste en France un auteur méconnu, malgré sa présence depuis de nombreuses années dans Charlie Hebdo et ses très régulières contributions à la presse internationale (Die Süddeutsche Zeitung, The New Yorker…). On ne peut qu’espérer voir cette situation évoluer, puisque trois maisons d’édition republient en ce moment l’auteur belge. « La vie n’est pas marrante ! D’ailleurs, je ne ris pas souvent. Je ne me souviens même pas de quand j’ai ri la dernière fois. Par contre, j’ai déjà noté la prochaine fois… Ce sera le lundi 3 août à 13h35, donc dans quatre mois et trois jours… Espérons que quelque chose de drôle se produira d’ici là ! ».
Ainsi réfléchit Bert Vanderslagmulders, quidam bête à en manger du foin tiraillé par des questions existentielles et enfermé dans des monologues défiant souvent l’intelligible. Sage à de rares moments, il se montre volontiers lâche, hâbleur et opportuniste, s’employant la plupart du temps à flemmarder en guettant les changements de saisons, et à lancer un bâton à son chien Bobbie, animal à tête d’humain (ou de grenouille, sa physionomie pouvant évoluer), fidèle faire-valoir de surface qui semble avoir bien saisi chez son maître une stupidité dont il apparaît, en se tenant bien droit sur ses pattes arrière, comme le plus cruel révélateur. Autre personnage, cosigné « Kama » avec le dessinateur Herr Seele, Cowboy Henk revient en librairie près de trente ans après sa première édition. Il fait figure de péché de jeunesse, naissant en 1977 dans le journal Humo (Kamagurka est alors âgé de 21 ans) avant de se faire repérer dans les années 1980 par l’inévitable tête chercheuse Art Spiegelman, qui le publie dans la revue RAW nouvelle formule – il paraît alors déjà en France sous le nom de Maurice le cow-boy ou de Cowboy Jean, principalement dans L’Écho des savanes.
Réunion opportune de dessins datant du début des années 1990, L’Angoisse de la page blanche se révèle plus inspirée qu’on pourrait le croire. On y découvre des variations sur un mal qui touche des écrivains publiés autant que des amateurs de bonne volonté, tous aussi paralysés les uns que les autres, artistes sans œuvre incapables de se confronter au difficile exercice de devoir remplir leurs pages, carnets ou livres. Des auteurs laborieux qui flânent devant leurs machines à écrire et leurs claviers, osant à peine taper une lettre, ou ne sachant plus quoi inventer après avoir esquissé un vague caractère sur des pages éternellement recommencées, déchirées et roulées en boule. Tout cela renvoyant à ces malades déconfits une cruelle image d’eux-mêmes, le diagnostic d’un possible manque d’imagination. On se focalise ici sur l’avant, sur une situation en apparence indépassable, sur l’impossibilité de s’y mettre et ses causes drôlatiques : peur panique, paresse crasse, tentation de procrastiner, et sans doute une bonne dose de complaisance. Kamagurka observe des individus qui ne peuvent pas ou plus créer et représente de manière amusée et vaguement terrifiante ceux que l’anxiété condamne à rester au bord du bassin sans jamais oser y glisser un orteil… Sans oublier les Bartleby, certes plus rares, qui se sont depuis longtemps autorisés à renoncer.
Faire ou ne pas faire, Kamagurka remâche un excellent sujet qui souligne peut-être la vanité de toute entreprise de création. On ne peut que saluer cet humour éclatant, fait de saillies qui opèrent comme un mousquet, mêlant avec agilité un comique visuel et des répliques ciselées. L’auteur fonctionne avec une étonnante économie de moyens, et un dessin sans âge, ni d’aujourd’hui ni vraiment d’hier, qui propose très peu de nudité et d’hémoglobine en exprimant à merveille l’ahurissement et la mesquinerie. Comment ne pas apprécier cette finesse, qui pourrait s’exhaler à la terrasse d’un café européen autant que dans l’open space glacé d’un immeuble new yorkais, coincé à la page des publications syndiquées quelque part entre Dilbert, Garfield et les mots croisés. Proche graphiquement d’un Gary Larson, son efficacité saisit d’autant plus que Kamagurka évite toute affectation, toute tentative esthétisante qui nuirait à l’ergonomie de ses traits d’esprit. Il semble nettement préférer un dessin immédiatement lisible, qui lui permettrait de distiller ailleurs une excentricité follement élégante. Celle d’un nonsense si abouti et acéré qu’il deviendrait le bon sens lui-même.