Un diable érotomane et photographe amateur réfugié à Jérusalem qui attend son heure, deux hommes et un enfant de confessions diverses (catholique, juive et musulmane) engagés dans un jeu mystique et chassant le mal de la cité sainte, et une envoûtante et envoûtée danseuse qui n’est pas celle que l’on croit : voici les nouveaux partenaires du professeur Bell. Ce personnage-Janus, cocaïnomane et pervers avoué, mais philanthrope universel qui servit de modèle au Sherlock Holmes de Conan Doyle, passe des bas-fonds du Londres victorien à une course-poursuite avec des satanistes dans la capitale hébraïque avec une facilité déconcertante. Flanqué d’Oskar Mazock, le flic bibendum, et d’un fantôme philosophe, Bell a toutefois changé depuis Le Mexicain à deux têtes. Sa vocation de médecin des corps et des âmes, quelque peu absente de ses précédentes aventures, revient ici au premier plan. Dandy distant et rationaliste à l’excès, il incarne une vision à la fois sereine et macabre du monde -ce qui contraste avec le délire ésotérique de Sfar. Délire qui oscille entre le conte kabbalistique, la lutte millénaire et pastichée entre le bien et le mal, et une étrangeté désamorcée par le comique, souvent incongru, de l’auteur.
Car les relents sataniques à la Alistair Crowley sont tournés en dérision par Sfar pour tronquer la belle mécanique du récit. Le diable, avec ses cornes et ses sabots, déteste qu’on le prenne pour un concept. Oskar Mazock, féru de boxe, réussit à lui casser la gueule. Et le vieux diable, vaincu dans la précédente lutte, et condamné à ne lire que des bibles, aspire à l’inaction et prêche une morale de l’inutile. A la manière de son compère Trondheim, Sfar dépasse le simple bon mot pour créer une singularité romanesque débarrassée -en partie- des références encombrantes du premier album (Henry James ou Jean Ray).
Sfar a par ailleurs opté pour un découpage rigoureux et cinématographique (le plus souvent en huit cases) où la perception fantasmagorique du temps et de l’espace participe de la mise à distance d’une réalité viciée. Le Jérusalem de Sfar est à ce titre extrêmement crédible, puisque ce n’est pas tant le pur rapport graphique au référent (Sfar s’est rendu à Jérusalem pour faire des repérages, mais s’est déclaré déçu des traces matérielles de son séjour, photos ou croquis) que la charge imaginaire de la ville qui active l’effet de réel. Le syndrome de Jérusalem qui frappe Mazock est ainsi une représentation caricaturée à l’échelle de l’œuvre du pouvoir opéré par cet imaginaire. Dans cet album majeur, la maîtrise narrative et graphique de Sfar (chaque case s’apparente à un tableau d’Edouard Munch) apporte un nouveau souffle à la série, et offre à la bande dessinée l’expression d’un talent insolent, éclatant à la gueule des publications automnales désastreuses de Soleil, de Casterman, ou même de Delcourt.