Effroyable, cette rafale d’éloges recueillies par le Greffier de Joann Sfar (compte-rendu sur le procès qui opposa Charlie Hebdo à diverses associations musulmanes suite à la publication de caricatures de Mahomet). La démocratie aime-t-elle tant se faire brosser dans le sens du poil que le débat n’est plus nécessaire ? Le merchandising est-il si naturel que personne ne s’étonne d’un livre constitué pour moitié de son sujet, pour l’autre de vieux restes et brouillons sans lien ? Tout ce que produit un génie est-il par essence génial ? Apparemment oui, oui et encore oui. Les médias acquiescent en coeur : Greffier est un délicieux « exercice » (c’est marrant que personne n’ose dire livre). Après le déplaisir, à contre-courant, énoncé dans un récent numéro de Chronic’art, en kiosque, devant tant d’absence de réflexion, de consensuel et de roulage dans la farine éditorial, nous promettions de revenir sur les intimités de Sfar avec Missionnaire, le carnet qui fait suite à ceux publiés aux éditions de l’Association, histoire de voir si nous pouvions nous rallier, après le trou noir de Greffier, à nouveau à la cause du « oui ».
Oui. Missionnaire, alliance de deux récits de voyage, au Japon puis aux Etats-Unis deux ans plus tard, est bien meilleur. L’envie du dessin s’y manifeste à nouveau, notamment parce que l’auteur achète durant son premier séjour toute une palette de nouveaux outils qu’il se fait un plaisir d’essayer. Croquis, dessins d’après nature, scènes de vie réalisées à la volée d’une fluidité sans égal y retrouvent l’aisance que l’on connaît à Sfar. C’est expédié, comme toujours, néanmoins la ligne vibre et démontre à nouveau l’intelligence d’une cognition vive et émotive à la fois. En terme de contenu, la verve marque son grand retour. La pensée de Sfar, ses humeurs, ses considérations sur la vie, l’amour, l’art ou l’inutile provoquent inlassablement de fulgurantes réactions. Mais éprouver amusement, irritation et indignation à la lecture d’un journal intime reste certainement le meilleur signe de bonne santé artistique de son auteur. Et à ce sujet, Sfar, que l’on aime ou non, est d’une santé égale à celle de Fabrice Neaud. Ce qui, dans le petit monde aseptisé de la bande dessinée est à respecter comme l’air pur.
Seul problème, finalement, ce sont les voyages, car il n’y en a pas. Sfar est trop égocentrique pour laisser, dans ses carnets, de place à ses destinations. Ni Tokyo ni New York. Lorsqu’il scrute, ce n’est pas pour redéfinir l’environnement selon son point de vue, mais au contraire pour nourrir sa personne des nouveaux éléments que ces contextes lui donnent à voir. Sfar phagocyte le décor et circonscrit le monde en un intérieur tourné sur lui-même et ses petites identités – les juifs, les dessineux, les Niçois. Pas grave. Bien au contraire, ceux qui le suivent depuis longtemps aiment ces manières adolescentes de tout récupérer pour en faire son miel. Reste que laisser le monde hors champ, dans un carnet de voyage, c’est quand même prendre beaucoup de place. Enfin, Sfar prétend qu’il a perdu dix kilos. C’est un bon début.