Dans la série des auteurs du Center for Cartoon Studies publiés en France en ce moment, je demande Jason Lutes, représentant à lui seul de ce que la célèbre école de graphic novel du Vermont a produit de plus classique. Car parmi les membres éminents de l’institution, tels James Sturm, Rich Tommaso ou encore Alec Longstreth – autant d’auteurs qui tous explorent la ligne claire et dont nous avons eu l’occasion de parler dans le magazine papier en cette première moitié d’année 2009 -, Lutes apparaît comme celui qui utilise le plus volontiers les codes attestés de la narration graphique (formes fermées, trait régulier, relevé quasi topographique des décors), puisant directement dans l’héritage de la bande dessinée plutôt que dans les ressources d’un imaginaire créatif. Avec de telles prémices, on pourrait craindre une certaine rigidité formelle, une sédimentation lourdingue des poncifs du neuvième art – du type adaptation en bd des classiques de la littérature (Proust, Christie, etc). Et c’est pourtant tout le contraire qui se produit au fil des planches de Lutes. En témoigne la très belle réédition chez les « Outsider » de Delcourt de La Cité de pierre, premier tome de sa trilogie berlinoise. Après une première édition francophone de l’album sortie au Seuil en 2002, et en attendant celle du second tome, La Cité de fumée (dont on ne sait si elle verra le jour chez Delcourt ou ailleurs), voici une belle occasion de se rappeler que le classicisme du dessin peut se révéler un formidable dispositif narratif, et même littéraire. L’alternance des plans et des échelles, la rigueur dans la figuration des personnages et la maîtrise de la composition de la page ne servent qu’à mettre en place un rythme particulier, une maîtrise du temps qu’on serait bien en peine de retrouver dans nombre de romans contemporains. On comprend alors la référence explicite que fait l’auteur à Hergé, dont la découverte à été, selon ses propres dires, déterminante : tous deux postulent le primat de la composition sur la virtuosité du dessin, afin de préserver dans toute sa pureté ce qu’on pourrait appeler un véritable langage graphique. Position décisive, tant il est vrai qu’elle semble toucher à l’essence de la bande dessinée. Et, de ce point de vue, La Cité de pierre remplit entièrement son engagement, parvenant à conférer une densité quasi corporelle, par sa simple grammaire graphique et sur plus de 200 pages, à toute une galerie de destins croisés de la République de Weimar.
Cependant ce qui peut paraître problématique de nos jours, surtout pour un lecteur européen, c’est le sens même d’une telle entreprise. De par ses ambitions formelles, Lutes paraît très proches des auteurs du post-modernisme franco-belge des années 1980 – qu’on pense à Ted Benoit, à Serge Clerc, à Floc’h ou encore à Chaland. Mais ce qui ne laisse d’étonner, c’est qu’avec des présupposés quasi identiques – ligne claire, rigueur de la composition et souci du détail emblématique – les résultats soient aussi divergents. Là où l’enjeu des auteurs franco-belges était la distance ironique et sur-référencée par rapport à un héritage évident parce qu’endogène, celui des Hergé, Edgar P. Jacob, Bob de Moor et Jacques Martin, on assiste chez Jason Lutes à un effort manifeste de réappropriation, nécessairement reconstituée puisque retrouvée de l’extérieur. Or dans ce retour aux piliers de la ligne claire il n’a pas à faire, et c’est bien normal, à tous les avatars qu’a connus chez nous l’école franco-belge après guerre et qui, avec des albums comme ceux de Buck Danny, de Tanguy et Laverdure, de Michel Vaillant (bref, de toutes ces grandes séries héroïques parues dans Pilote), ont infléchi la bande dessinée vers une certaine vulgarité. Ne disposant pas de ces références qui ont fonctionné chez nous comme des repoussoirs, le retour aux fondamentaux de Lutes peut sembler emprunt d’une certaine naïveté. Utiliser la ligne claire pour décrire les soubresauts qui ont conduit l’Allemagne au nazisme, tout cela semble un peu trop clignoter « Vieille Europe » pour un lecteur lui-même européen, qui n’a pas besoin de se voir sans cesse rappeler à la couleur locale – un peu comme dans le Cabaret de Bob Fosse, autre machine américaine de reconstitution de l’Europe « aux racines du mal ». Si donc à la lecture de Berlin 1 – La Cité de pierre on a parfois l’impression d’avoir à faire à une bande dessinée à la papa, c’est que Jason Lutes, dans son souci de l’exactitude et du détail historique, oublie un peu son goût pour les personnages singuliers et pour le bizarre en général, qui par ailleurs donne toute sa densité à ses autres albums comme Jar of fools et Houdini, non encore traduits en France. Dommage, car sans cette étrangeté, le propos de La Cité de pierre aboutit à une dialectique assez conventionnelle au regard du sujet abordé : celle de la nécessité de la liberté et de l’indépendance d’esprit face à la montée de la barbarie.