Tandis que les super-héros Marvel triomphent au cinéma, l’œuvre de Jack Kirby continue de souffrir d’un manque de reconnaissance flagrant, y compris dans son pays d’origine. Pourtant, sans Kirby, pas d’Avengers, le dessinateur ayant contribué à créer les plus célèbres membres de l’équipe de justiciers costumés. C’est cette injustice que tente de réparer Urban Comics, en publiant en 2012 une indispensable Anthologie Jack Kirby et plus récemment les deux volumes d’une intégrale de Kamandi.
Cette série, initiée en 1973, naît dans un contexte particulier : en 1970, Kirby « divorce » de Marvel après 20 ans de bons et loyaux services pour se rapprocher à nouveau de DC, son principal concurrent, qui lui donne carte blanche. Kirby lance alors plusieurs nouveaux titres, mais le retour du « Roi des comics » dans le giron de l’éditeur de Superman se transforme vite en fin de règne : le succès n’est pas au rendez-vous et Kirby est forcé d’abandonner peu à peu ses créations les plus personnelles et d’accepter les travaux de commande. Kamandi est l’un d’eux, créé afin de surfer sur le succès de La Planète des singes. Le point de départ est donc similaire : dans un futur proche, l’humanité, victime d’un cataclysme dont on ne connaîtra jamais vraiment la cause, est retournée à un stade préhistorique, tandis que les animaux ont, eux, été dotés d’intelligence. Le récit débute alors que Kamandi, dernier survivant d’un bunker de l’armée, quitte son refuge pour découvrir le monde nouveau.
Graphiquement c’est l’un des sommets de l’œuvre de Kirby. On retrouve dans Kamandi tout ce qui fait son style immédiatement reconnaissable : ces visages à la bouche tombante et aux regard bas, parfois monstrueux, les dents proéminentes ouvrant sur l’abîme insondable d’une bouche grande ouverte ; les physionomies titanesques de certains personnages, dont les mains, particulièrement, excèdent les proportion normales ; l’incroyable dynamisme des corps, figés en pleine action, tous muscles bandés, dans des positions outrancières mais toujours crédibles ; le mode de représentation tout personnel des matières, notamment minérales, et des effets de destruction, tel le fameux « Kirby krackle » (ou « Kirby dots ») : une multitude de points noirs partiellement superposés qui matérialise graphiquement l’énergie… Tout concourt chez Kirby à créer une esthétique de la puissance, dont l’influence continue de se faire sentir de nos jours sur le monde du comics et où Mike Mignola (Hellboy), Franck Miller (300) ou Philippe Druillet (Lone Sloane), pour ne citer qu’eux, ont largement puisé.
Sur le plan du récit, l’auteur est par contre moins inspiré : sans enjeu véritable, Kamandi fonctionne sur le principe de la répétition, chaque chapitre étant principalement prétexte à la découverte d’une nouvelle espèce d’animaux anthropomorphes (tous admirablement brossés) et/ou une nouvelle aberration créée par le cataclysme. Pourquoi alors ces images suscitent-elles une fascination à chaque page renouvelée? La réponse est sans doute à chercher du côté d’une toute-puissance du dessin par rapport à la narration. Tout chez Kirby est en effet subordonné à l’impact graphique de l’image, le récit ne servant qu’à créer des visions frappantes, au mépris de la cohérence : par exemple, Kamandi est tantôt droitier, tantôt gaucher en fonction des impératifs de la composition de l’image. De plus, contrairement aux principes qui guident la plupart des récits de SF actuels, il ne faut pas chercher chez Kirby le moindre réalisme scientifique : les bâtiments qu’il dessine ne sont pas fait pour être construits, et encore moins habités, et la conception des armes, véhicules et autres machines infernales n’a pas été guidée par un quelconque souci documentaire.
Cela va même plus loin : comme l’ont démontré Harry Morgan et Manuel Hirtz dans l’ouvrage qu’ils lui ont consacré (Les Apocalypses de Jack Kirby, les Moutons électriques), même l’espace est indéfini chez Kirby : impossible pour le lecteur de visualiser la disposition générale des décors dans lesquels se déroule l’action – seul compte l’écheveau de corps entremêlés et superposés dans des compositions complexes, l’espace se modelant au fur et à mesure de leurs besoins. Lire Kamandi aujourd’hui, c’est se (re)plonger dans une forme de bande dessinée par certains aspects démodée, qui se regarde plus qu’elle ne se lit, où tout est permis pour frapper l’imagination du lecteur. Cette pure recherche de « l’image-choc », consubstantielle à la bande dessinée mainstream américaine, trouve indéniablement ici l’un de ses aboutissements.