Avec Tante Henriette ou l’éloge de l’avarice, Isabelle Dethan révèle de nouveaux aspects de son talent. Ses deux premières séries (Mémoire de sable et Le Roi Cyclope), de trois albums chacune, se situaient plutôt dans une veine d’héroïc fantasy antique ou médiévale. Mémoire de sable était empreint de plusieurs faiblesses : le dessin manquait de style, une grande partie de l’histoire et des personnages était trop classique, et le monde imaginaire décrit était dénué d’envergure. Le Roi Cyclope faisait preuve d’une plus grande maturité. Le récit a pris de l’ampleur, les situations sont moins manichéennes et le caractère des protagonistes plus fouillé. Le dessin est aussi beaucoup plus soigné, offrant même quelques superbes planches en couleurs directes. Si le personnage du « méchant » est relativement stéréotypé dans le premier album, il acquiert dès le deuxième une dimension supérieure et prend définitivement tout son éclat dans le troisième. Regrettons qu’il n’ait pas été le « héros » de l’histoire ; Isabelle Dethan nous aurait alors donné un grand drame shakespearien, une œuvre plus majestueuse encore.
Tante Henriette est le portrait romancé, mi-biographique, mi-autobiographique d’une tante de l’auteur. La petite centaine de pages raconte les souvenirs qu’Isabelle Dethan garde de cette personne, et les anecdotes qu’elle a recueillies dans sa famille. Le trait a enfin atteint une certaine stylisation, beaucoup plus expressive, graphiquement et psychologiquement. S’il est moins réaliste que celui de Mémoire de sable, il en est à la fois plus riche et plus maîtrisé, et surtout beaucoup plus évocateur. L’un des rares « signes distinctifs » du style d’Isabelle Dethan, encore présent, réside dans ces grands yeux écarquillés dont elle aime parer ses personnages féminins. Il est d’ailleurs dommage que Tante Henriette ait été publié en noir et blanc. La couleur semblait plus appropriée pour le sujet traité et aurait, entre autres, participé au rendu du « temps passé », comme le montrent les teintes judicieusement choisies de la couverture. Dans Le Roi Cyclope, le personnage du « méchant » évoluait par à-coups, allant même jusqu’à nous inspirer de la pitié… Avec Tante Henriette, c’est tout en subtilité que les véritables sentiments de l’auteur pour sa tante apparaissent, exprimés avec une grande retenue ; Isabelle Dethan a progressé par petites touches délicates pour en décrire les nuances.
Bien que la construction du récit soit particulièrement intelligente (la narratrice affine la perception de la personnalité de sa tante en devenant adulte), un petit manque, que je n’arrive pas à définir, empêche le lecteur de percevoir aisément la progression de la narration : une lecture attentive est nécessaire pour situer la chronologie des épisodes relatés. Et si le livre contient encore quelques petits ratés (comme cette répétition texte-image assez lourde de la page 73), il dégage un charme des plus agréable. Pensons à des scènes comme la fin discrètement humoristique du chapitre III ou la très belle double-page 56-57, mentionnons la page 84 et l’épilogue, très beaux témoignages rendus avec une grande sensibilité. Le premier ouvrage d’Isabelle Dethan laissait présager une œuvre assez « ordinaire », que chaque nouvel album dément. Qu’elle continue à nous surprendre ainsi et qu’elle n’hésite pas à essayer des genres différents ou à changer de style…