On a déjà dit tout ce qui pouvait l’être à propos de l’humour de Herr Seele & Kamagurka. Absurde, surréaliste, dadaïste, il est en somme insaisissable et indiscernable, hors-norme, à l’image de leur personnage Cowboy Henk. Inutile donc de s’attarder sur un mécanisme dont l’étude ne se limiterait qu’à mesurer l’intensité des esclaffements incrédules et des hoquets hystériques que provoque chaque lecture.
Les motivations d’un tel humour sont cependant plus perceptibles. Car on sait que le non-sens exprime encore quelque chose qui a du sens, et le duo belge ne peut pas être aussi férocement drôle pour rien. C’est que les éclats de rires se confondent aux cris de révolte, et les grincements de dents augurent l’écroulement à venir du réel. Dans l’une des planches réunies pour l’anthologie publiée l’année dernière par le Frémok, Cowboy Henk se désespérait de la parfaite et inébranlable logique de ses contemporains. Le boulanger disait ne pouvoir lui vendre un poisson et le renvoyait chez le poissonnier, qui avouait de son côté son impuissance à lui procurer du pain… À la faveur de son corps bodybuildé, avec sa houppette aussi démesurée que son sexe, Cowboy Henk semble n’exister que pour remettre en question l’ordre naturel des choses, et se gausser d’une réalité, pitoyable, trop étroite pour contenir son imposante carrure.
Ce nouvel album possède une cohérence propre à entretenir et à approfondir cette vision. Il s’agit de raconter par la bouche même de Cowboy Henk l’Histoire de la Belgique (pour tous), une Histoire forcément potache, constamment décalée, mais qui n’en parle pas moins réellement du pays de Herr Seele & Kamagurka. La forme globale renvoie aux manuels scolaires de l’école primaire, avec des chapitres aux titres neutres et à la graphie très scolaire. Le didactisme chronologique y est scrupuleusement respecté, conférant à l’ensemble son approche pédagogique promise dès le titre. Évidemment, il n’en reste pas moins que les interférences historiques sont légion, faisant régulièrement basculer le temps de la narration dans celui du récit. Il est ainsi question d’un écran plat à l’époque de la préhistoire, de jeux vidéo au Moyen âge, du roi Léopold Ier appelant en 1830 de ses vœux « un pays où les routiers polonais foncent à 140 km/h sans payer de péage et en transportant dans leurs containers des clandestins chinois », ou encore de Cowboy Henk plongé avec son compère Freddy au milieu de l’enfer de la Grande Guerre à l’occasion d’un marché aux puces sanglant. Le débordement temporel fait partie de l’exercice parodique, dans lequel l’anachronisme délirant court-circuite bien entendu la vérité historique.
Mais ce joyeux bordel nous dit aussi tout autre chose. Sous couvert de l’historicité attendue, et grâce aux ponts transgressifs jetés entre le passé et le présent, les auteurs nous parlent en fait de la Belgique d’aujourd’hui. La clé en est donnée lorsque la préface (rédigée par Cowboy Henk lui-même) nous explique qu’« il y a des lustres que l’Histoire de ce beau pays aurait dû être contée. Si personne n’a cru bon de l’écrire, cela tient peut-être au fait qu’elle n’était pas finie. Cet oubli est à présent réparé ». L’Histoire est terminée : autrement dit la Belgique est finie, elle va disparaître. Un danger plane derrière la blague. Les épisodes du récit de Cowboy Henk sont hantés par la destruction, les ruines, les catastrophes, les massacres, comme autant de coups de pied assénés à une charogne pour tenter en ultime recours de la réveiller. Peut-être apprendra-t-elle ainsi à vivre. Il faut comprendre ce à quoi Cowboy Henk fait aujourd’hui référence : les très prochaines élections législatives fédérales vont permettre aux Belges de désigner la nouvelle Chambre des représentants, précipitant peut-être une scission entre la Flandre et la Wallonie qui se précise davantage chaque jour. Le titre du livre s’illumine alors d’un éclairage nouveau. Il ne s’agit pas tant d’une « Histoire pour tous », accessible aux petits comme aux grands, que de la revendication d’une « Belgique pour tous », Wallons comme Flamands. On aurait tort de ne voir là qu’un recueil d’histoires belges, (dont Baudelaire fut l’illustre initiateur), cyniques et corrosives, car il s’agirait plutôt d’un chant d’amour et de liberté pour un petit pays singulier qui menace de disparaître, en emportant son identité. La dernière peinture de l’album est explicite. Elle représente le premier ministre belge, Élio di Rupo, brandissant le drapeau du pays. Du côté de la hampe, le portrait de Bart De Wever, le chef du parti indépendantiste flamand, surgi de la couleur noire, tandis qu’à l’autre extrémité, sur fond rouge, se trouve Toots Thielemans. « Il joue de l’harmonica, un instrument petit et agréable, comme la Belgique », explique Herr Seele. Mais cette année justement, le musicien a décidé de mettre fin à sa carrière musicale. Le symbole est patent, car c’est toute la Belgique qui part ainsi en retraite avec lui.
Avec Cowboy Henk, si l’Histoire est une science, elle est surtout pataphysique, science des solutions imaginaires, des solutions particulières, des exceptions qui confirment la règle en la détruisant à coups d’éclats de rires. Et cette Histoire de la Belgique (pour tous) en est le précieux manuel.