L’on attendait beaucoup, trop peut-être, de l’auteur de l’émouvant et brillant Shenzhen, paru l’année dernière à l’Association, mi-reportage mi-journal intime en noir et blanc de son séjour prolongé dans cette banlieue désincarnée de Hongkong. Inspecteur Moroni est le premier album « grand public » de Guy Delisle. L’histoire d’un policier gaffeur dont l’aptitude à ne rien comprendre de ce qui l’entoure, loin de le mener à sa perte, le hissera au contraire -du moins l’imaginons-nous, puisqu’il s’agit d’un premier tome- au faîte de sa profession.
Personnage glaçant, complexé et paranoïaque, le jeune policier est l’archétype de l’anti-héros. Et si sa propension à la bêtise suscite d’abord un irrépressible sentiment de sympathie, elle exaspère rapidement par son systématisme. En devenant l’unique ressort comique de cette bande dessinée, elle prend le pas sur le fond, au détriment de tout le reste, tout ce que l’on aurait pu aimer. Les premières pages présagent pourtant une réussite. Le dessin, s’il n’est pas aussi séduisant que dans Shenzhen, est ici très stylisé, affublant chaque personnage d’une tronche immédiatement reconnaissable, recréant à partir de décors vite brossés un monde qui semble le nôtre sans l’être tout à fait. Cette particularité renforce l’impression première de décalage, d’étrangeté, de bizarre qui trouble et réjouit tout à la fois.
Ce sentiment presque imperceptible dans la première planche éclate sitôt la page tournée, lorsque apparaît un merveilleux chien philosophe, beaucoup plus humain que son maître, qui se traîne de chaise en lit et de lit en chaise la clope au bec, et ne cesse de se plaindre. Il est évidemment une sorte de rêve sorti tout droit de l’imagination de Moroni, du moins dans ses attributs humains (le chien se plaint d’être traité… comme un chien par la gentille maman du héros) et passe bien vite au second plan, comme si Delisle avait craint de ne pas pouvoir maîtriser tout à fait cette inclination à tirer l’album vers le fantastique, et préféré écrire un polar classique, abandonnant de ce fait tout ce qui pouvait le distinguer de ces BD fades et produites à la chaîne dont seules les séries télé semblent être la source d’inspiration.
On s’en voudrait de comparer Inspecteur Moroni à ces ersatz de bande dessinée. Il est évident, pourtant, que Delisle se sert de leurs codes. Le rythme est haletant. Découpage serré (beaucoup de cases, souvent petites), gros plans, travellings : on se croirait au cinéma. Impression renforcée par l’incursion de retours en arrière ou de scènes rêvées par le héros. Par l’importance donnée aux sons, aussi -que de clics, de bips, de ah ! Evidemment, il ne s’agit pas pour Delisle de copier pour se complaire. S’il semble se fondre dans cet univers, c’est pour mieux l’éreinter, le moquer, le détourner. Et l’on aimerait de tout cœur rire avec lui des déconvenues puis de la réussite improbable de son héros de pacotille. Mais la sauce ne prend pas. Difficile d’analyser avec précision ce qui cloche. Mille petites choses plutôt. Un personnage de mère encore plus caricatural que les autres, qui a tôt fait de provoquer l’agacement. Les couleurs décidément trop froides. Un héros trop bête dont on voudrait qu’au moins une fois il se prenne un coup sur la tête. Oui, c’est sans doute cela, le manque de tendresse que l’on ressent pour Moroni, qui gâche définitivement cet album. Avec un regret immense, l’impression d’un rendez-vous manqué.