Les éditions 2024 ont fait reparaître, le mois dernier, L’histoire dramatique, pittoresque et caricaturale de la Sainte Russie de Gustave Doré. Cette réédition suit de près celle des Des-agréments d’un voyage d’agrément, que la maison d’édition strasbourgeoise a publiés en novembre dernier. Le geste est beau, et il faut en mesurer toute la finesse et toute la portée archéologique, au sens foucaldien du terme. Car il ne s’agit pas d’un retour à une origine où serait contenu en germe l’avenir de la bande dessinée : Doré, qui compose son Histoire de la Russie en 1854, ne peut être considéré comme son père fondateur bien qu’il en soit l’un des précurseurs. On trouve des histoires en images dès 1827 chez Rodolphe Töpffer, et le phylactère est déjà attesté dans les incunables du Moyen-Âge. La BD n’a donc pas de point de commencement assignable, mais une histoire faite de multiples provenances et émergences, qui à chaque fois en règlent l’esthétique et la destinée. Exhumant les récits dessinés de Doré, c’est bien une conception déterminée de l’illustration et de l’image que les éditions 2024 entendent raviver.
Le premier trait des gravures de Doré en général, et de son Histoire de la Sainte Russie en particulier, est de produire une œuvre immédiatement destinée à la diffusion de masse. Ce qui compte, ce n’est pas le dessin qui sort de l’atelier, mais le volume que le lecteur aura entre les mains. C’est, comme chez Daumier, une démarche quasi pop. Non pas en un sens condescendant, qui voudrait que l’auteur consente à vulgariser son imaginaire pour le rendre recevable de tous. Mais en un sens radical et matérialiste : la reproduction et la consommation de l’œuvre font partie intégrante de sa production. Il n’y a pas d’original derrière les caricatures de l’Histoire de la Sainte Russie : pas d’expérience authentique d’un artiste qu’il nous faudrait comprendre pour apprécier l’œuvre, ni d’ailleurs aucune connaissance approfondie de la Russie, comme le remarquait déjà Hélène Carrère d’Encausse dans sa préface à l’édition de 1991. La guerre de Crimée entre la France et la Russie, contemporaine de la composition de l’ouvrage, et la revanche de la défaite 1812 ne sont que des prétextes à la production d’images. Posséder la dernière édition de l’album, c’est posséder toute l’œuvre. Et Doré la conçoit comme un véritable piège pour le regard : alors que le lecteur cherche le sens de l’entreprise, il n’a finalement affaire qu’à l’inlassable répétition des mêmes thèmes, des mêmes motifs, répétés sur différents modes grâce à une infinie variété de formes graphiques. Là où l’on attend la construction d’une signification par une histoire, l’auteur propose une logique de saturation qui perd le regard, et surtout le détourne de tout ce qu’il y aurait à voir du thème que l’auteur se propose de traiter. Même le rapport entre le texte (écrit de la main de Doré, ambition qu’il abandonne par la suite pour illustrer des livres de patrimoine), et le dessin achève de brouiller la vision : chaque fois que les légendes prétendent délivrer une information, elles se trouvent contredites par les dessins, comme si l’unique ambition de l’imaginaire était de nous dire « Circulez, il n’y a rien à voir ! ». À l’aube d’une époque où, selon Walter Benjamin, les techniques de reproduction modernes de l’art transforment le rapport de l’œuvre à son public, Gustave Doré pousse la logique de la copie à son point le plus radical : celui où la reproduction et la copie annulent toute vision authentique, toute possibilité de la saisie d’une signification par le regard.
On comprend alors l’incompréhension des critiques contemporains de Doré, tel Zola qui ne distingue chez lui aucune réalité, aucune signification, rien à comprendre, mais seulement des ombres et des reflets. Par delà sa critique, l’écrivain naturaliste ne s’y est pas trompé : il s’agit bien chez Doré, par la possibilité toujours présente d’une absence totale de visibilité dans l’image (voir les cases vides et les nombreuses cases noires qui parsèment le récit), d’imposer à son public une violence d’abord inintelligible, plutôt que la calme assurance de la compréhension. Lutte et violence, il n’est question que de cela dans l’Histoire de la Sainte Russie. Violence des protagonistes d’abord, puisque l’intrigue se résume aux conflits de pouvoir qui ont marqué l’histoire du pays. Mais surtout violence esthétique, celle d’un jeune auteur qui cherche à imposer son œuvre au public européen en lui retirant le droit de la comprendre par les moyens classiques de l’intrigue et de la vision, source d’intelligibilité. Si l’œuvre de Doré a malgré tout été reçue du public avec une force que tous lui reconnaissent, c’est que son intérêt tient dans son pouvoir de dévoilement. En deçà des valeurs traditionnelles, des sens communs, de la confiance sereine dans la suprématie de la vision, se cache une violence et une lutte pour l’imposition des régimes de regard et de signification, qui doit constamment être dévoilée et relevée par qui veut produire une œuvre authentique. C’est en cela que l’inspiration angoissée de Doré est comparable à celle de Sterne dans Vie et opinions de Tristram Shandy : il s’agit de relever le défi proposé par une esthétique où l’œuvre est lutte plutôt qu’expression d’une idée, et où la représentation est violence faite à la signification plutôt que vision sereine et cohérente du monde.
Ecarter toute expression sereine d’une intrigue pour laisser place à la bataille de la saturation du regard par l’imaginaire, telle semble donc être la norme que les éditions 2024 entendent rappeler à l’illustration et à la bande dessinée. On ne peut que pleinement y souscrire.