Évidemment, après la trilogie que David Goyer et Christopher Nolan ont récemment consacrée au Chevalier noir au cinéma, l’idée d’une déclinaison « réaliste » des aventures de Batman telle que la propose Gotham Central a un air de déjà-vu. La série a néanmoins été entamée en 2002 (soit 3 ans avant Batman begins), et s’inscrit dans une approche du personnage amorcée dès 1987 avec Batman : année un, le chef d’œuvre de Frank Miller et David Mazzucchelli, republié ces jours-ci dans une superbe édition en noir et blanc à l’occasion des 75 ans du super-héros. Une autre filiation saute immédiatement aux yeux dans Gotham Central : les feuilletons relatant le quotidien d’une équipe de policiers en civil, sous-genre inauguré et immédiatement porté à un degré d’excellence dans le champ littéraire par Ed McBain, puis décliné par Steven Bochco dans celui de la télévision (Hill Street Blues, NYPD Blue).
Gotham Central part en effet d’une idée géniale, celle de relater le quotidien des policiers du Gotham City Police Department, et plus précisément de ceux du service des « crimes majeurs », la garde prétorienne de Jim Gordon, l’allié policier de Batman. Gordon n’apparaît que brièvement ici, puisque Gotham Central s’inscrit dans la « continuité » des aventures de Batman au moment où l’incorruptible commissaire vient de prendre sa retraite, mais il s’agit là d’un détail qui n’empêche pas les lecteurs non habitués aux subtilités de la longue histoire du super-héros (régulièrement « rebootée ») de se plonger dans la série. Celle-ci est composée au total de 15 histoires (3 dans ce premier volume), chacune plus particulièrement focalisée à la fois sur tel ou tel membre de l’équipe de policiers et sur l’un ou l’autre des « vilains » issus du Panthéon des adversaires de Batman – ici Mr Freeze, Firebug et Double face. Le Chevalier noir ne fait quant à lui que des apparitions sporadiques, très habilement mises en images par les auteurs, épousant pour cela le point de vue des policiers. Ces derniers ne font qu’apercevoir de loin les coups d’éclat du justicier, ou échangent parfois des bribes de dialogue avec lui avant qu’il ne disparaisse dans la nuit sans prévenir – comme à son habitude. Plus globalement, la rareté des apparitions de Batman et de ses adversaires, qui eux non plus ne se laissent pas facilement surprendre, donne à chacune d’entre elles une charge émotionnelle absente de le plupart des comics de super-héros, où le héros, bien au contraire, parade complaisamment à longueur de pages.
La plupart des récits indépendants qui composent la série sont donc avant tout consacrés aux laborieuses investigations de la police de Gotham, la rencontre avec le super-vilain n’étant en général que la conséquence d’une enquête au départ banale. Le point fort de Gotham Central est à n’en pas douter, comme l’exprime en préface l’écrivain de polars Lawrence Block, le mélange de l’ordinaire (le travail de la police dans une mégapole qui s’apparente à New York) et de l’extraordinaire (l’univers des super-héros) – mélange rarement aussi harmonieux qu’ici. Deux des meilleurs scénaristes de comics d’aujourd’hui, Brubaker et Rucka, sont aux commandes de la série, cosignant la première histoire puis alternant sur les suivantes. Certains récits auraient peut-être mérité d’être raccourcis, notamment le troisième de ce volume, paradoxalement le plus connu (il révèle l’homosexualité de l’un des personnages principaux), mais peut-être le plus faible d’un point de vue scénaristique – il se réfère en outre à des événements survenus au cours de précédentes aventures de Batman, ce qui peut déconcerter le lecteur non-averti. Mais c’est bien là le seul défaut que l’on peut trouver à l’écriture des auteurs, qui ont en outre trouvé pour le dessin un parfait allié en la personne de Michael Lark. À mi-chemin entre l’esthétique très stylisée de Mazzucchelli et une approche plus photo-réaliste, le trait de Lark permet finement de traduire les expressions faciales des personnages, et son travail sur la physionomie des super-vilains mérite d’être particulièrement salué. Il conserve en effet leur aspect grotesque tout en les dotant d’un supplément d’âme qui contribue grandement à l’ancrage réaliste de cette série – laquelle mérite amplement une séance de rattrapage.