Pour la première publication de la collection « Outsider » de Delcourt, Vincent Bernière, fraîchement arrivé du Seuil, annonce clairement la couleur. Prendre toute la nouvelle vague de la bande dessinée actuelle à contre courant, en donnant la parole à des auteurs qui possèdent une vision ambitieuse et singulière de leur art, quitte à ne pas coller à l’actualité. Car La Rivière empoisonnée est le premier tome de la série Love and rockets, publiée aux Etats-Unis entre 1988 et 1996 par les frères californiens Gilbert et Jaime Hernandez. Entre réalisme et intimisme, les deux auteurs suivent sur plus d’une génération la géométrie complexe des relations entre les habitants d’un petit village sud-américain, Palomar. Dans l’ensemble de la série, la narration morcelée, qui ne suit pas forcément la chronologie, est servie admirablement par un dessin en noir et blanc qui s’attache à l’expression des personnages, et à la sensualité de l’histoire. Cet univers n’est pas totalement inconnu des lecteurs français, puisque sont parues, de fin 2005 à début 2007, les deux branches parallèles de la série, Palomar city de Gilbert et Locas de son frère Jaime. Si l’éditeur nous fait à présent partager les racines de la saga, c’est parce qu’on trouve en germe dans le récit de l’enfance et de l’adolescence de Luba, personnage matriciel (tant au propre qu’au figuré, tant le personnage respire la volupté) et fantasme absolu de presque tous les habitants de Palomar, tous les thèmes qui donnent aux épisodes suivant leur richesse et leur force subversive. Déjà on sent l’attention paradoxale des frères Hernandez pour la misère sociale, attention qui appelle non pas l’empathie et la commisération, mais bien le rire et même la sensualité.
Ce postulat de départ posé par Gilbert Hernandez dès les premières pages délivre la clé du ton impitoyable, cruel même, mais jamais cynique ni indifférent, de La Rivière empoisonnée – et de Love and rockets en général. On est placés au milieu des personnages, et à les suivre au jour le jour on comprend, loin d’un moralisme occidental facile, pourquoi la violence et le sexe sont leurs moyens d’expression habituels. Lorsque comme ici les passions sont exacerbées, que chacun vit comme il peut, les scrupules moraux et pudibonds n’ont plus vraiment leur place, et les personnages s’enferment dans leurs contradictions en croyant suivre leur intérêt. Une vraie beauté naît alors de toute cette mauvaise foi, celle du plaisir d’être ensemble, malgré tout. Et c’est dans La Rivière empoisonnée que la subversion est la plus radicale. Gilbert Hernandez y détourne tous les clichés du conte de fées pour midinette, en mettant au jour les arrières fonds sexuels qui le commandent. Cette subversion est tout sauf une astuce racoleuse : on n’est pas dans une série télé qui nous montrerait, horreur suprême, que les pulsions grondent sous le verni social. Il y a chez les frères Hernandez l’idée, radicale et humaniste, que la dignité des personnes résiste à toutes les déviances et à toutes les dénaturalisations. Les transgenres, les pervers, les fausses ingénues, l’auteur accepte tout le monde sans distinction de valeur, sans hiérarchiser les individus selon des catégories. Et c’est dans cet épisode que cette idée est le mieux développée, parce que Gilbert Hernandez ne tombe jamais dans une nostalgie un peu doucereuse, comme parfois dans Palomar. Au contraire, il pousse le raisonnement jusqu’au bout et montre que le prix à payer de cette tolérance absolue, c’est une irréductible impression de vide de l’existence, une indifférence quasi totale des personnages les uns pour les autres, jusqu’à l’absurde. Vision glaçante, mais admirablement brossée.
On regrette tout de même que ce cinquième épisode, qui revient sur les débuts de la série, ne soit pas aussi réussi graphiquement que les deux tomes de Locas signés de Jaime Hernandez, ni même que ceux de Palomar city, du même auteur. La dimension plus modeste du récit semble pousser Gilbert Hernandez à un découpage accéléré, où on se perd assez souvent, contrairement à l’élaboration patiente des séquences à laquelle le reste de Love and rocket nous avait habitué. Même le dessin souffre de quelques maladresses – surtout dans les proportions – qui ne semblent pas pouvoir être mises au compte du style outré de la série : là où dans Palomar city 1 et 2 les exagérations et les emprunts au manga étaient remarquables parce que systématiques, ici on a parfois une impression d’inégalité, un peu comme dans les Blueberry de la période psychédélique de Giraud. Mais l’ensemble reste malgré tout une vraie réussite : grâce à La Rivière empoisonnée on a accès à toute une partie de la bande dessinée outre-Atlantique qui, loin de la vision d’une Amérique triomphante, met en scène le théâtre des sentiments humains avec une âpreté qui n’existe pratiquement pas en Europe. Pour retrouver une telle force et une telle ampleur dans le récit des passions au quotidien, on ne voit actuellement que des auteurs américains, comme Charles Burns, Daniel Clowes ou Adrian Tomine. En France, à part Mezzo et Pirus et leur Roi des mouches, c’est un peu morne plaine…