L’un des problèmes majeurs de la bande dessinée, de ses lecteurs comme de ses critiques, relève de l’absence de curiosité, de culture générale. Comme si le nez plongé dans les bulles ils n’avaient que faire de ce qui se passe ailleurs. Concrètement, ça se vérifie par une volonté constante de voir du génie là où ne traîne en réalité que banalité, de s’enorgueillir de « réinventer la roue ». C’est une nouvelle fois le cas avec American born chinese, traduction d’une autofiction américaine, précédée à l’export d’une ribambelle de louanges et d’éloges journalistiques. De facto, le chef-d’oeuvre est arrivé. Or curieusement, le lecteur habitué aux littératures européennes de l’exil et à celles étasuniennes des minorités n’y trouve rien à se mettre sous la dent. L’ouvrage n’est pas mauvais, loin de là, mais il ressasse platement les fondamentaux du genre sans rien apporter, ni dans la forme ni dans le fond. La mauvaise conscience du migrant, « cet être qui a tant de comptes à régler avec lui-même, qui se sent coupable envers sa famille, envers sa patrie », comme l’éclairait par exemple, il y a déjà fort longtemps, Emile Olivier, les références culturelles au pays d’origine, la structure narrative polyphonique, rien ne manque.
C’est donc l’histoire d’un enfant d’origine chinoise, un *ABC* comme le dénomme l’americana des minorités, grandissant dans les 90’s. A ceux qui ne le sauraient pas, voilà un challenge pas facile tous les jours, entre les clichés rebattus par les camarades de classe, le choc des cultures et le racisme du terroir. Mais voilà que le récit bifurque, que deux nouvelle voix apparaissent. Par delà la première, qui décrit l’arrivée du jeune chinois dans le système scolaire, la rencontre des premiers amis et du regard des autres, s’ajoute une seconde, mythologique, qui conte la légende du Roi des singes Sun Wukong (tiré du célébrissime roman chinois Le Voyage en Occident), puis une troisième, au ton cynique et semi caricatural, dépeignant le quotidien universitaire d’un blondinet populaire, soudainement embarrassé par la venue d’un cousin de Chine aux allures de publicité coloniale parodique. Trois voix, temporalités et lieux. Trois récits qui communiquent et se répondent par échos. Evidemment, l’ensemble converge en un tout cohérent lors de la conclusion, de la même manière que le petit héros finit par harmoniser les multiples facettes culturelles qui l’habitent. La chute est touchante, subtilement amenée comme les Américains et leur sens décomplexé de l’émotivité savent le faire. Sur ce terrain là, difficile d’être trop sévère, même si certains préféreront, sur le même sujet et pour le même public, la finesse des romans de jeunesse de Gisèle Pineau.
La grosse déception vient surtout de l’exploitation machinale d’une tournure littéraire, comme copiée par un bon élève qui n’en aurait pas compris le sens. Cette narration, souvent convoquée en situation d’exil, est le moyen pour l’artiste recourant au langage de négocier avec les différents idiomes qui l’habitent. De recomposer une langue métissé qui lui sera propre et, par ce geste, se recomposer lui-même (un challenge esthétique parfaitement réussi en bande dessinée par Marjane Satrapi). Or, chez Gene Luen Yang, aucun de ces enjeux n’entre en branle. Chacune des voix a bien sa propre incarnation, mais toutes partagent la même langue, celle de la BD formatée « US & indépendante ». Et si le récit est souvent drôle, parfaitement maîtrisée et sincère, ce témoignage honnête finit par pêcher. Sa forme nourrie d’aucune substance et ses choix de petit suiveur ne tiennent pas la route face à la puissante recréatrice – de langue et d’identité- des grands auteurs de l’exil.