Les États-Unis ont toujours eu un étrange rapport à la violence. Magnifiée jusqu’à l’extrême, elle peut être légalement justifiée par des intérêts économiques terrifiants. La violence trouve aussi, outre-Atlantique, une valeur historique quasi fondatrice, de la guerre d’indépendance aux sanglantes conquêtes des territoires. Des « minute-men » d’alors aux milices d’aujourd’hui s’est transmis une espèce d’idéal, de rêve pouvant parfois accepter l’idée du melting-pot, une foi inébranlable en la Constitution et son application scrupuleuse, et ce quel qu’en soit le prix.
En fait, une naïve et désarmante certitude d’avoir raison, de perpétuellement représenter le bon droit à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Or, le gendarme du monde est avant tout un gamin bouffi d’orgueil. Et dans leur mini-série, publiée aux États-Unis par l’imprint Vertigo de DC Comics et judicieusement traduite en un volume par les éditions Le Téméraire, Garth Ennis et Kilian Plunkett nous présentent avec Le Soldat Inconnu une incarnation de cet « all-american warrior » assez éloignée de l’Oncle Sam tel que pouvait le dépeindre Norman Rockwell, un héros aveuglé par la foi qu’il désirait transmettre.
Il faut dire que depuis ces dernières années, l’imaginaire américain s’est d’une certaine façon obscurci en se teintant d’une légère paranoïa interne. Waco et Oklahoma-City sont encore dans les esprits. Quant à la fiction, elle n’est pas en reste avec des séries comme X-Files – et ses clones. Peu importe le médium employé, l’attente est bien là, même s’il peut lui arriver d’être déçue. Ce qui est loin d’être le cas avec cet album. Garth Ennis, par ailleurs créateur du génial Preacher, a écrit un superbe récit, plus efficace qu’une superproduction de Joèl Silver (au hasard, celle réunissant Mel Gibson et Julia Roberts). De scènes d’action en interrogatoires, l’intrigue et l’agent Clyde progressent comme dans un roman noir, chaque rencontre nous rapprochant un peu plus de la révélation finale aussi sombre et belle qu’on pouvait l’espérer.
La noirceur est en effet l’un des signes distinctifs du label Vertigo, et les ombres du dessin de Plunkett accentuent ce climat, sans pour autant appesantir la finesse du trait. Nous sommes ici dans un récit d’espionnage où la lumière et la pénombre jouent à cache-cache. On pense que la soif de justice et de vengeance est le seul moteur de Clyde, alors que son énergie vient d’un sourire, un doux sourire. La beauté et la justesse des scènes avec l’agent Wallace sont le contrepoids idéal à la sauvagerie inspirée du Soldat. On se laisse donc piéger par une histoire typiquement américaine (tant au niveau de la forme que du fond), une histoire écrite par un irlandais qui aime les Simpson. Et l’on est amusé à la pensée que les autres grands noms de chez Vertigo (Gaiman, Morisson) sont anglais, tout en regrettant qu’Alan Moore ne travaille plus pour DC. Non, la comparaison n’a rien d’excessif : si l' »américanitude » des Watchmen vous a plu, celle du Soldat Inconnu ne vous décevra pas.
Pascal Salamito