Les dessinateurs de bédé sont des personnes qui vivent dans des placards avec une épouse envahissante, le plus souvent à forte poitrine. C’est ce que dit à un moment Philippe Manoeuvre pour évoquer ses rapports avec les dessinateurs de Métal hurlant, dans la « biographie » du journal que proposent G. Poussin et C. Marmonnier. Et effectivement, tous les lecteurs de Joe Matt le savent, une vie de dessinateur de petits mickeys n’est pas très rock’n’roll ; ce que ce livre illustre à sa manière, au moins en partie : on y parle ainsi de frais d’imprimeurs, de distributeurs indélicats, de polices de caractère. Bref, de tout ce que les lecteurs de magazine ont absolument besoin d’ignorer pour chérir leur journal préféré, et le révérer comme beaucoup, dont votre serviteur, ont pu révérer le Métal hurlant des premières années -précisément parce que, heureusement, Métal ne se résumait pas qu’à cela.
Face à un objet aussi étrange que le fut ce magazine fondé par Dionnet, Moebius et Druillet en 1975, l’approche volontairement anecdotique et a-critique de Marmonnier et Poussin (le livre est un recueil d’interviews entrecroisées) rend sa lecture souvent frustrante. Plus que les histoires de sous des Humanos, on aurait aimé lire davantage d’analyses sur ce que fut vraiment Métal : sur la naissance de la « ligne claire » (Chaland, Swarte, Benoît) et de la « ligne crade » (Tramber, Jano), expédiées en quelques lignes, sur le positionnement politique du journal (car Métal, notamment au début, était aussi un journal où l’on écrivait beaucoup, sur plein de choses, et pas uniquement depuis la gauche), sur le Novovision d’Yves Adrien, l’un des derniers livres de la légendaire collection Speed 17, pas évoqué, ou encore sur l’ovni Francis Masse, dont les bandes absurdes étaient en avance de vingt ans (trente ans ? cent ans ?)…
Mais, au milieu du fatras invraisemblable que fut la courte vie de ce journal, on glane quelques éclairages précieux : le changement de style de Serge Clerc, au début des années 1980, expliqué par sa découverte du Jean Valhardi de Jijé ; l’influence des premiers Métal sur Alien et Blade runner, que l’on connaissait mais que l’on redécouvre ici concrètement illustrée ; l’importance d’Etienne Robial, patron de la librairie Futuropolis (visiblement l’équivalent pour le milieu de la bédé des années 70 de ce que fut l’Open Market au milieu rock à la même époque), puis maquettiste du Métal stellaire de la fin des années 70 et ensuite habilleur graphique de Canal +. Et on croise des personnalités (d)étonnantes : Dionnet en nerd survolté, qui coche les mannequins qu’il a baisées sur un grand poster dans son bureau de Métal ; Manoeuvre en patron égocentrique et insupportable ; Moebius toujours entre deux gourous ; et Margerin, Dodo et Ben Radis, Druillet, Schwarzenegger (oui, lui-même), Sire…
C’était cela les Humanoïdes Associés : un bordel total, instable et grandiose, forcément éphémère. Un bâtard à la sale gueule (il n’y a qu’à feuilleter des anciens numéros, de n’importe quelle époque, pour voir ce que raconte le livre : les maquettes en dernière minute, à 4 heures du matin sur un coin de table…), capable des beautés les plus sidérantes (Major fatal, presque tout Yves Chaland, Serge Clerc de temps en temps…). Exactement comme le rock. Evidemment, puisque c’est précisément lorsque la soucoupe volante SF des Humanoïdes du départ s’est branchée sur l’électricité de la new wave naissante qu’elle s’est transformée en cette éblouissante fusée dont l’arc incandescent a illuminé la décennie 1977-1987. Pendant dix ans, les dessinateurs de bédé sont sortis de leur placard, et des griffes de leurs épouses envahissantes ; c’est cela que raconte ce livre, aussi.