« Je ne suis pas un virtuose », s’entête à proclamer Frédéric Poincelet, façon guérillero du dessin et de l’esquisse. Espèce graphique à part et à protéger, digne héritier des Y5P5 ou Kiki Picasso de feu Bazooka, épigone assumé de l’inclassable Bruno Richard, Poincelet s’est d’abord fait un nom avec son Périodique (cinq volumes disponibles chez Ego Comme X). Petite merveille de monde autonome, affichant un trait hachuré entre naïveté des symboles et ultraréalisme des visages, le Périodique offrait des lectures multiples, qui échappaient à l’autobiographie traditionnelle. Le Frédéric que l’on y croise est un personnage de fiction à l’existence compliquée et énervée, qui peut à l’occasion se réfugier dans les toilettes des filles pour prendre délicatement dans sa main un étron moulé reposant dans l’eau stagnante (scène d’anthologie qui a beaucoup contribué, malgré lui, à la réputation de l’auteur). Avec le brillant Essai de sentimentalisme, Poincelet s’est ensuite essayé à l’illustration au sens pleinement littéral, travaillant sur un scénario original de son éditeur Loïc Néhou. L’œuvre incarnait un exemple très rare de bande dessinée oscillant entre pornographie habilement représentée et tonalité acidulée (voir la couverture rose bonbon osée de l’ouvrage, peut-être la tentative la plus pornographique du projet). Le tout dans un environnement graphique qui atteignait des sommets de maladresse contrôlée scandés par un découpage remarquable. On attendait donc avec curiosité la prochaine oeuvre du trublion, même si l’on voyait à quelques indices (la maquette du Gens de France… et d’ailleurs de Jean Teulé, un reportage sur Fabrice Hyvert dans Bang !, une histoire courte pour un hors série de Beaux-Arts) que son talent demeurait intact.
Avec ce Bel amour, Poincelet aura bien du mal à laisser à quelques happy few la joie de partager le secret le mieux gardé de la bande dessinée française. Si le style a évolué de manière spectaculaire (dans les proportions des personnages, leurs attitudes et même leur habitus façon Bourdieu), il ne doit pas cacher l’ampleur du projet et sa réussite finale, en réalité pas si garantie que cela. Car Mon bel amour présente une suite de saynètes plus ou moins longues, avec distribution graphique (sans précision aucune) des rôles-titres en guise de préambule, d’histoires de couples à la banalité confondante. On y rencontre pêle-mêle des disputes, silences prolongés, séparations, monologues, scènes d’amour physique (sur lesquelles Poincelet est actuellement en France l’un des seuls auteurs à avoir un véritable regard, comme l’atteste le réalisme effrayant de la peau des testicules pendant la chose) et, au final, l’auteur recense, comme autant de petites compositions et dans un rythme très musical, les possibles de la relation amoureuse. Au fil de la lecture et des chapitres, qui s’ouvrent sur des citations du Journal de Gide, opère alors l’effet recherché par Poincelet : le dessin se fait véritablement écriture, en même temps que l’écriture (belle approche du phylactère, choix heureux de la typographie) se mêle intimement au dessin. On se surprend à reconnaître un nouveau Frédéric (mais est-ce bien lui ?), égaré dans sa galerie de personnages, que l’on imagine des doubles lointains de créatures humaines à l’existence civile sans aucun doute attestée. Et précisément, l’idée de génie de Poincelet est d’exploiter un art, finalement considéré comme une étape ou un inachèvement dans le processus créateur (peinture, sculpture, bande dessinée même), en le mettant au service des propos les plus épouvantablement éculés (l’amour, le sexe). Cette rencontre confine au miracle. Et si Poincelet n’est pas un virtuose, c’est au moins un magicien.