Chaque livre de Frédéric Poincelet est un événement. D’abord, parce que l’auteur du Périodique préfère depuis quelques années (sa dernière bande dessinée, Mon bel amour, remonte à 2006) se consacrer à l’aventure graphique de Frédéric Magazine et investir avec profit les galeries d’art (récemment celle de Catherine Putman).
Ensuite, parce que ce Château des ruisseaux lui offre l’occasion de travailler avec le polygraphe Vincent Bernière, pour une collaboration aussi fructueuse que celle avec Loïc Néhou sur le délicat Essai de sentimentalisme. Bernière, ex-junkie, romancier, éditeur, journaliste, a relaté sa descente aux enfers dans deux récits à forte connotation autobiographique (Shoot again et Extraball). La drogue est donc tout naturellement le protagoniste de cet étrange récit où Jean (le deutéragoniste), un jeune toxico, se rend dans le fameux Château des ruisseaux. Sis dans l’Aisne, ce centre moderne de désintoxication, parent éloigné de la Clinique de la Borde de Félix Guattari, privilégie la pratique discursive et la thérapie de groupe aux sevrages hard et autres substitutions médicamenteuses. Médecin, thérapeute référent, tous les membres du personnel sont eux-mêmes d’anciens drogués et offrent aux malades un miroir troublant, où l’autre est à la fois un même passé (l’ancien junkie) et à venir (« le clean »). Dans cet échange lévinassien, la singularité graphique de Poincelet éclate pleinement, avec ces visages qui s’arrachent au vide et au tombeau de ce corps qu’ils ont tourmenté plus que de raison.
Et c’est d’ailleurs non sans une pointe de perversité que l’élément perturbateur de ce bel ensemble prend les traits de Frédéric Poincelet lui-même (alors que le médecin-chef a ceux de… Vincent Bernière). Gilles, à la différence des autres pensionnaires, n’est pas économe de ses gestes et de ses mots, derrière lesquels il se voile. Lorsqu’il fait le récit bravache de ses attaques de pharmacie, il est repris de volée pour son utilisation corrompue du langage : « Evite l’argot. L’argot dissimule l’expression de tes sentiments ». Là où les autres s’offrent dans une transparence cristalline et fragile, Gilles pratique le déni et la fuite, d’abord au sens figuré, puis au sens propre. Les textes de Vincent Bernière sonnent évidemment justes, et à la maîtrise inouïe et quasi chorégraphique des corps, Frédéric Poincelet ajoute une nouvelle corde à son arc, qu’il développe depuis quelques temps maintenant dans ses dessins. Le soin tout particulier apporté à l’environnement extérieur, la présence insolite du végétal, de l’animal et du minéral forment ainsi un opéra sauvage d’une inquiétante étrangeté, derrière le masque du civilisé. Pour Jean-Luc Fromental, le dessin de Poincelet se fait philosophie. On le verrait bien alors en Lucrèce des temps modernes, capable de révéler la véritable nature des choses. Et donc des êtres.