« Bienvenue dans les pages du magazine le plus innovant, le plus excitant et le plus imaginatif du siècle dernier ! C’est moi, Oncle Creepy, votre hôte nauséabond ! J’ai fouillé de fond en comble les recoins les plus crapuleux que l’on puisse trouver pour en extirper les dessinateurs les plus atroces qui soient ! Leurs dessins délirants, accompagnés de scénarios déments écrits par les malades mentaux, devraient vous valoir des instants de lecture aussi agréables que vos esprits dérangés peuvent l’avoir souhaité ! ». Sacré programme concocté de mains de maître par un sacré bonhomme, un tout jeune éditeur indépendant du nom de James Warren. En 1958, il avait déjà créé le magazine Famous monsters of filmland, avec le regretté Forrest J. Ackerman – Forry pour les intimes -, le premier et le plus grand fan boy des monstres classiques hollywoodiens.
Warren veut renouer avec l’esprit des EC comics en relançant la BD d’horreur auprès d’un public de gamins privés de monstres depuis 1954 avec l’instauration de l’infâme Comics code authority. L’idée de Warren est de faire un magazine d’horreur en noir et blanc, non soumis au CCA parce que d’un format plus grand que celui des comic books, sa présentation en faisait une publication pour adultes, tout comme Mad, ce qui ne manquerait sûrement pas aujourd’hui de plaire aux tenants intelligents de la « nouvelle bédé » qui ne jurent plus que par le noir et blanc et les formats pas possibles. Mais là où Warren est vraiment génial, c’est en choisissant, plutôt que de recommencer avec d’autres ce que William Gaines avait fait avant lui, d’aller puiser directement à la source parmi les artistes orphelins de l’écurie EC. Le premier numéro de Creepy paraît en 1964 (Eerie l’année suivante, puis Vampirella en 1969), et il s’agit d’un véritable revival puisque, hormis l’illustrateur de science-fiction Gray Morrow, tous les dessinateurs sont issus de l’aventure EC : Joe Orlando, Al Williamson, Reed Crandall, Frank Frazetta, Jack Davis, Angelo Torres et le magnifique John Severin (mort en février dernier).
D’autres artistes illustres viendront les rejoindre : Gene Colan, Steve Ditko qui s’essayait au lavis, le géant Alex Toth… Et plus tard encore, Richard Corben, aux hallucinantes couvertures, Bruce Jones, Neal Adams, Jeff Jones, Pepe Moreno et Bernie Wrightson firent également partie de la jeune génération lancée par Warren. Un tel casting laisse rêveur. « Un nombre étonnant d’auteurs doivent leur succès à Jim Warren », explique Fershid Bharucha, vétéran du comic books en France (L’Echo des Savanes Spécial USA et USA Magazine, c’est lui !), car pour la première fois dans l’industrie, un éditeur mettait en avant leur travail artistique et les créditait pour leurs créations. La plupart des histoires étaient écrites par Archie Goodwin, qui sut tirer le meilleur profit de cette concentration de talents et assura en tant que rédacteur en chef (y compris sur Blazing combat) le véritable âge d’or de tous les magazines Warren. Pendant plus de vingt ans, aucune autre publication n’est allée aussi loin dans la (re)création et l’exploration d’une horreur graphique aussi délirante et moderne, en cela parfaitement contemporaine du renouveau de l’horreur au cinéma opéré par les productions Hammer et les adaptations d’Edgar Poe de Roger Corman. Le découpage de Gene Colan sur l’histoire Hatchet man fait même ouvertement référence aux tueurs anonymes du giallo italien ! C’en est trop.
Une anecdote encore : les publications Warren ont également connu une édition française à partir de 1969, fameuse car, pour éviter la censure de la commission paritaire chargée d’appliquer la loi de 1949 sur les « publications destinées à la jeunesse » (Bernard Joubert raconte tout cela très bien dans sa postface à Creepy), elle contenait 50% de rédactionnel axé sur le cinéma de genre et rédigé par des anciens de la revue Midi-Minuit Fantastique (Alain Petit, Michel Caen, Jean-Claude Romer et l’ami Jean-Pierre Bouyxou). Des deux côtés de l’Atlantique, Creepy marque ainsi le début d’un monde nouveau et merveilleux, un monde de divertissements répugnants réservés seulement à l’élite des lecteurs éclairés capables d’apprécier ce qu’il y a de plus beau dans les comics et le cinéma. Christophe Gans n’a pas tort, tout était déjà inscrit dans Creepy la nostalgie et ses fétiches. Merci James Warren. Totalement inédits depuis plus de vingt-cinq ans, ces chefs-d’oeuvres de la bande dessinée sont enfin réunis en anthologie sous l’étiquette du label Delirium. Allez-y sans crainte, l’éditeur n’a gardé que le meilleur du meilleur, impossible de se tromper !