Réservé, poli, gentiment monstrueux : voilà le témoignage d’un client ordinaire. L’histoire même de l’auteur qui, face à l’échec d’une relation amoureuse, décide d’enterrer ses illusions romantiques pour basculer dans le monde des relations tarifées. Vingt-trois prostituées, autant de coups de téléphone, de lits peu engageants, d’appréhensions et de débats entre proches au sujet de cette facette de sa vie qu’il ne cherche aucunement à dissimuler.
Si l’ouvrage s’en était tenu au témoignage, on aurait parlé style. Magistral, pour tout dire, malgré le poids d’une traduction plus que discutable. Mais en s’aventurant sur le terrain du pensum militant, le livre s’expose à une critique autrement plus lourde : car à son corps défendant, ce petit bréviaire illustré résume, sous des abords indiscutablement bien intentionnés, tous les errements d’une morale libertaire surprise en plein coït avec les formes les plus sauvages de libéralisme économique.
On ne contestera pas l’argument fort du livre: l’idéal du couple romantique possède sa part d’ombre, toute aussi grande que celle des relations tarifées. Ce qui dérange ne relève donc guère des pratiques du client Brown, mais de son entreprise de justification théorique d’une situation banale et séculaire par des arguments d’autant plus pernicieux que parfaitement adaptés à l’air du temps. Passionnant, le livre l’est donc aussi malgré lui. Symptomatique, il témoigne à la première personne de cette propension qu’ont les bonnes intentions libérales à camoufler sous les atours du bon droit la violence de la réalité vécue.
Car sous ses abords de plaidoyer – par ailleurs fort légitime – contre la criminalisation, que nous montre Brown ? Une sexualité sans engagement, régie par ces contrats temporaires donnant/donnant et renouvelés au quotidien : un paradis d’exploitation libéral incrusté dans les rapports les plus intimes, dont n’oseraient pas même rêver les patrons les plus amoraux. Un monde où la responsabilité des uns et des autres ne saurait jamais être engagée au-delà du coït, puisque voilà tout un chacun déclaré majeur, libre et consentant : balayées, les considérations socio-économiques (totalement absentes de l’ouvrage), tout se trouve réduit à la petite question morale, avec comme clé de voûte la litanie du fragile consentement, érigé en absolu philosophique indépassable.
Les implications logiques de ce système de pensée nous sont ici parfaitement détaillées : on appréciera comment l’obsession de l’âge légal, sorte de brevet de bonne conscience, y vire au ridicule. On y lira cette apologie décomplexée du produit neuf et en bon état, qui voulant tordre le cou à l’hypocrisie enterre par la même occasion toute délicatesse. Paradoxe : dans ce paradis contraceptif où la question de l’enfantement n’apparaît presque jamais, voilà le sexe réduit à une petite gymnastique machinale de corps miniatures s’agitant dans les cases. Une vision mécanique, à peine tempérée par quelques exclamations nous précisant que, quand-même, elle suce bien… Grand absent de ce livre ? Le plaisir féminin : celui qu’on donne, et dont on se débarrasse ici à coups de petits tas de monnaie fiduciaire.
Sans doute la richesse de l’ouvrage vient-elle précisément d’un clivage en partie involontaire : d’un côté, la volonté positive et militante de l’édifice théorique. De l’autre, et ce en dépit de toutes les dénégations de l’auteur, un témoignage fort de ses multiples aspects dramatiques. Il faut voir la terrible scène de rupture sur laquelle s’ouvre le récit : cette façon qu’a la girlfriend de tenter la séparation en tout bien tout honneur, dissimulant la violence de la situation sous l’apparence d’une honnêteté analytique qui ne laisse à l’auteur aucune porte de sortie. Aucun droit à la colère : voilà notre homme condamné à théoriser, avec une froideur proportionnellement rationnelle, un modèle de relation dans lequel il ne pourra être blessé à nouveau. Sous cette lumière, le titre original anglais, Paying for it, prend un tout autre sens… Car finalement, qui paye ici ? Et pour quoi ?
Courageux, Brown l’est indiscutablement, en refusant le mensonge, l’hypocrisie, la honte, la dissimulation. Mais ce faisant, alors qu’il renonce dans le même temps pour bonne part à l’intimité, le voilà transparent : militant d’un monde où l’absolu autobiographique entre en résonance parfaite avec cette obsession de la transparence propre aux modèles économiques les plus capitalistiques. La cohérence est totale. La logique, implacable et sidérante.
Depuis toujours, on sait l’auteur insurpassable en matière de mise à plat glaciale. Dans ce qu’il nous avait laissé de plus mémorable (Je ne t’ai jamais aimé), la froideur magistrale des séquences contrastait toujours avec la charge émotionnelle des situations, renvoyant à la façon quasi-pathologique de l’auteur de refréner ses sentiments. Aujourd’hui, le dessin même, qui dénotait un certain romantisme dans son trait, s’est durci. Dépouillé, sobre, il atteint la perfection, cadré et posé avec une précision redoutable. Tout cela est élégant au possible. Mais à lire de la main droite. Avec Michéa dans la gauche.