L’histoire de Doug, alias Johnny 23, s’arrête donc ici. Calavera clôt la trilogie entamée en 2010 avec Toxic et poursuivie par La Ruche. L’étrangeté et l’émotion sont poussées à leur paroxysme, dans une atmosphère électrique dont l’intensité n’a d’égale que le profond mystère qui entourait les tomes précédents, en partie résolu dans les ultimes pages. On tentera donc de n’en rien dévoiler ici, sauf pour dire qu’il s’agit peut-être d’une des plus déchirantes histoires d’amour qui aient été racontées, et d’autant plus poignante qu’elle reprend des épisodes de la vie de son auteur. On ne sait pas précisément lesquels, sinon que Burns, comme Doug, a été étudiant en arts dans la Californie punk de la fin des années 70, et qu’il reste hanté, comme son personnage, par les fantômes d’une expérience dévastatrice. C’est bien pourquoi ces albums ressemblent à un récit d’horreur, gorgé de la présence d’une menace sourde et néanmoins écrasante, comparable à celle d’un monstre tapi dans l’ombre.
Ce monstre, c’est en fait la psyché de Doug, torturée par un trauma insurmontable. On en explore les dédales tortueux tout au long de la trilogie, avec les mouvements de l’âme qui l’accompagnent : le déni et le rejet dans la première partie, le ressassement dans la deuxième, et une tentative de rédemption dans la dernière – soit la naissance d’un secret, sa dissimulation et sa divulgation. On peut imaginer que ces trajectoires sont partagées par l’auteur, qui a trouvé là la matière première de sa démarche artistique. À travers la semi-autobiographie, la bande dessinée investit le terrain poreux des relations entre la réalité et l’imaginaire, ou pour le dire autrement, les rapports entre le conscient et l’inconscient. Ce n’est pas un hasard si Doug tente de percer sur la scène alternative en produisant des cut-up inspirés par la poésie beat de William Burroughs, collages aléatoires de mots et de sons, mais aussi d’images, à travers les polaroïds insolites dont il compose et décompose l’organisation. Ce langage renvoie à celui du subconscient, irrationnel et pourtant lourd de sens. Burns affecte d’en reproduire la technique dans la narration de sa bande dessinée, mais d’une manière bien plus maîtrisée, ne serait-ce qu’en regard du savant suspense poétique qu’elle permet d’instaurer. Les images qui reviennent inlassablement dans le récit enrichissent cette parole déambulatoire et funambule de l’inconscient, fait de rencontres et de retrouvailles aussi familières qu’inquiétantes. Le jeu des couleurs, inédites jusque-là jusqu’ici dans les livres du dessinateur, s’inscrit pleinement dans cette logique. Le spectre chromatique parcouru semble correspondre aux différents états dans lesquels est plongé Doug, du bonheur à l’aliénation, en passant par la plus totale confusion.
Ce voyage psychédélique au sein des couleurs de l’âme permet à Burns de mettre en scène ses sentiments de façon pulsionnelle, dépassant l’expressionnisme noir et blanc de ces précédentes bandes dessinées, dont le classique instantané Black Hole. De pulsions, il est d’ailleurs beaucoup question à travers le personnage que se crée Doug pour ses performances scéniques : Johnny 23, ou Nitnit, version punk de Tintin, brun et affublé d’un pansement sur le côté du crâne, signe de la blessure que porte en lui le personnage. On conçoit bien à travers lui la mise en abyme du geste créateur de Burns, qui se ramifie à son propre personnage. Toute la logique de la trilogie repose ainsi sur les va-et-vient constants entre le réel et son envers, entre l’existence de Burns, celle de Doug à trois époques différentes de sa vie, celle de Nitnit et jusqu’aux différents comics sentimentaux que lisent les personnages et qui semblent interagir avec eux. Le récit suit les lignes entremêlées d’une existence brisée, dont les éclats figurent les différentes pièces d’un puzzle narratif. L’image qui se dessine au fur et à mesure de sa reconstitution révèle toute l’altération du réel.
D’autant que Johnny 23 semble posséder une destinée propre. Le lecteur le suit dans une aventure parallèle à celle de Doug, au sein d’un monde fantastique et inquiétant rappelant l’Interzone du Festin Nu de Burroughs. On pourrait penser de manière plus ou moins claire qu’il s’agit de la vie de l’inconscient, recyclant les événements de la réalité en acteurs d’un cauchemar surnaturel qu’Hergé n’aurait jamais pu imaginer, même sous ecstasy. On voyage alors dans l’inconscient de Doug, mais aussi dans celui de Burns lui-même. On sait que le dessinateur lisait les aventures de Tintin avant même de savoir lire, et que certains passages l’ont marqué par leur étrangeté et par l’incompréhension du contexte. On songe à L’Étoile mystérieuse, dont les champignons explosifs se retrouvent dans les œufs fracassés de la ruche d’Interzone, ou au Secret de la Licorne, dont l’épisode de la cave à Moulinsart est décliné à plusieurs reprises dans la trilogie. Burns raconte qu’il ne comprenait pas qu’une voix puisse sortir d’un interphone, puisqu’il ne savait pas lire et ignorait l’existence de tels appareils. Quand l’un des bandits d’adresse à Tintin par ce biais, le petit garçon y a vu la manifestation étrange d’un mur s’adressant au héros à la houppette. Ce mur, de Toxic à Calavera, est peut-être l’image de l’inconscient qui oppose sa résistance au personnage, mais dont l’écroulement (comparable à celui auquel parviendra Tintin dans La Licorne) permettra l’excavation de l’inavouable, si profondément enfoui soit-il. La fin de Calavera, qui renvoie au début de la trilogie, montre le bredouillement diffus de cette parole de l’inconscient, au milieu des ruines d’une vie, et derrière lesquelles se profile – peut-être – un nouvel horizon.