C’est à un épisode oublié par la légende entourant Eliott Ness que nous convie Torso. Un an après la publication par Delcourt du From hell de Moore et Campbell qui revenait sur l’affaire Jack l’éventreur, la traque d’un tueur en série (le premier référencé en tant que tel sur le sol américain selon les auteurs) sert de trame à cet album inaugural de la collection « noire » de Semic : engagé par le maire de Cleveland pour nettoyer une ville prospère mais rongée par la corruption, Ness, paré de ses succès contre la Mafia de Chicago, doit rapidement faire face aux découvertes de cadavres mutilés dont ne subsistent le plus souvent que les torses. Sur cette amorce a priori banale, Mark Andreyko (scénario) et Brian Michael Bendis (scénario et dessin) signent avec Torso une oeuvre pour le moins singulière.
Brian Michael Bendis, actuel scénariste de Dardevil, dont l’excellent travail sur cette série rappelle d’ailleurs que le vigilante rouge de Marvel n’a rien à envier en termes de complexité et de noirceur au Batman de DC Comics, réalise ici un travail graphique plus subtil qu’il n’y paraît. Sous couvert d’un noir et blanc ambitieux mais à première vue classique, Bendis prend un certain plaisir à régulièrement bousculer le rythme du récit. Par le biais d’insertion de photographies d’époque tour à tour nettes ou floues, et d’une mise en page fondée sur la rupture (des planches au découpage académique et étouffant succèdent à d’autres plus déstructurées où le sens de la lecture ne répond plus à aucune règle), il enserre en effet le récit dans un tourbillon graphique. Rien n’est pourtant gratuit dans ce parti pris stylistique. Il contribue à souligner le désarroi d’un Ness apparemment bardé de certitudes face à un danger dont il ne mesurera que trop tard l’ampleur. Il entraîne également le lecteur dans cet univers entre deux eaux, mouvant, où la dureté de certains aplats noirs le dispute à la finesse de visages s’extirpant, par moment, de l’ombre dans laquelle ils sont le plus souvent plongés. Au-delà du simple affrontement entre l’incorruptible et le tueur de Cleveland, c’est bien un changement d’époque que décrivent Bendis et Andreyko. Le héros de la prohibition finissante et ses méthodes stéréotypées trouvent en effet leurs limites dans la société qu’annonce Torso, une société sortant des restrictions de la crise de 1929 pour mieux basculer dans la sauvagerie de la seconde guerre mondiale. La confrontation, au cours du deuxième chapitre, entre un Elliott Ness obsédé par son éternelle croisade contre les trafiquants d’alcool et des administrés terrorisés par le tueur est à ce titre significative. Elle précède la déchéance tant professionnelle qu’intime de Ness, et les actes inconsidérés auxquels le pousse son incapacité à s’adapter.
S’il reste assez éloigné des canons du modèle européen, le travail de Bendis et Andreyko s’inscrit cependant en marge de ce que chacun pourrait attendre d’une bande dessinée américaine. Torso ne s’apparente en effet en rien au genre super héros, pas plus qu’il ne trouve à s’insérer dans le circuit indépendant états-unien. En ce sens, cet album répond à la volonté de Semic de sortir la bande dessinée américaine non indépendante (Torso est, aux Etats-Unis, publié par Image Comics) du mépris et du peu d’intérêt dont elle fait toujours l’objet en France -et cela malgré l’influence notable qu’elle exerce sur nombre d’auteurs européens. On peut dès lors espérer que de tels albums contribueront à élargir l’horizon américain de certains lecteurs français au-delà des éternels Mike Mignola et Frank Miller. Enfin, dans un tout autre registre, il n’est pas inutile de signaler que, tout comme From hell, Torso n’évitera pas l’adaptation cinématographique, le script (réalisé par Andreyko) étant déjà prêt et vendu.