D’autres que nous ont déjà eu l’occasion chez Chro de parler d’Alpha…directions, le premier tome du livre-monde qui occupe Jens Harder depuis quelques années – pour la fanbase : dans le magazine papier de Février 2009. Le second tome est paru en Janvier dernier, et il n’est pas trop tard pour se plonger dans le luxe graphique de Beta…civilisations volume 1, ni surtout pour essayer d’en comprendre l’ambition démesurée. L’auteur creuse, depuis Berlin, un sillon qui lui est absolument propre : dans chacun de ses livres la bande dessinée est utilisée comme un médiat encyclopédique au sens étymologique, c’est-à-dire comme mise en ordre systématique des savoirs selon leurs nécessités internes, immanentes. Car il découvre que les principes propres à la BD, la série des images ordonnées selon une narration, sont les outils privilégiés d’une connaissance totalisante. La multiplication des cases sur chacune des planches devient une invitation à la collection maniaque du divers changeant de la nature, et même de ses représentations les plus célèbres dans l’histoire de l’art et l’illustration scientifique. La succession et l’ordre imposés par la lecture permettent une mise en relation où l’on aperçoit l’intelligibilité interne des apparences, leur connexion essentielle, c’est-à-dire où naît finalement le savoir. Muni d’une conception si absolue sur son art, l’auteur doit encore trouver un sujet à sa mesure : puisque le parti pris est que la bande dessinée peut éclaircir absolument tout, c’est bien le tout, l’absolu, qu’il lui faudra représenter. Harder s’attaque donc à l’histoire du monde, rien de moins : après avoir présenté dans Alpha les quatorze milliards d’années qui séparent le Big Bang de l’apparition de l’homme, il raconte dans Beta l’évolution de l’homme depuis la disparition des dinosaures jusqu’aux premières civilisations. Face à de telles prétentions, on oscille entre l’admiration et un sentiment étrange, que tout cela est un peu naïf et dépassé : on a parfois l’impression d’avoir affaire à une encyclopédie pour pré-adolescent des années 1980, type Méga, où la confiance dans le progrès de la science côtoie les premiers doutes quant à la rationalité de tout ce développement.
On serait même tentés d’y voir un geste entièrement pop et parodique, qui recèlerait en sous main un jeu avec les images pour mener droit dans le mur toutes les prétentions spirituelles à l’absolu, à la manière du Bouvard et Pécuchet de Flaubert : il s’agirait de démonter toutes les théories qui ont la présomption d’accéder d’emblée à une vérité universelle pour montrer qu’il n’y a pas de vision totale du monde mais seulement des perspectives particulières. Certaines références de Harder semblent nous y autoriser : par exemple les copies de BD du patrimoine, de Tintin à Astérix, ou encore les nombreux emprunts au dadaïsme qui se mêlent aux récits des origines. Bien plus, les différentes manières de raconter ces origines, soit comme déterminisme darwinien dans le cas du vivant et du langage, soit depuis leur fin dans la société de consommation pour ce qui concerne la technique, soit encore comme des sauts irrationnels lorsqu’il s’agit de la représentation et de l’art, semblent montrer qu’il y a différentes manières d’interpréter le monde, et qu’aucune n’est plus légitime qu’une autre. Il ne resterait alors que des perspectives, des visions du développement du monde éparses et inconciliables. L’origine serait un point aveugle, inexplicable par le raisonnement : toute conception rationnelle ne pourrait être qu’un fantasme. Il serait alors facile de s’emparer des modèles philosophiques du passage de la nature à la culture (c’est-à-dire de la violence de Hobbes, du déterminisme régulier de Locke et même de la crise de Rousseau) pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour des fictions délirantes de l’origine. Et de brancher ainsi l’imaginaire sur sa source la plus authentique : multiplier les régimes de l’imaginaire, retrouver le délire même sous les représentations les plus sérieuses (religieuses, artistiques et scientifiques), car l’image devrait tenir la place d’une intelligibilité manquante. Mais non, cette interprétation ne tient pas : loin d’une luxuriance protéiforme, l’unité du trait de Harder prouve qu’il entend bien convertir toutes les perspectives et toutes les représentations de l’origine du monde en une vision unique. Beta n’est pas un jeu avec toutes les matérialités de l’image, mais bien un projet spirituel de savoir, ou plus précisément de vision : mettre au jour la vision artistique la plus adéquate au monde.
Harder utilise donc l’ensemble des théories de l’évolution et du passage à la civilisation comme autant de règles de la représentation de la diversité du monde. Il le spiritualise, en fait les normes d’une intelligibilité nouvelle, qui représente un approfondissement de la conscience : l’esprit se reconnaît alors dans les figures du devenir du monde. De ce point de vue, Beta se trouve très proche des conceptions sur l’art de Hegel dans son Esthétique : à chaque fois, il s’agit de relier le monde extérieur et les représentations subjectives qu’il a suscitées dans la religion, l’art et même la science, pour en faire un objet immédiatement compréhensible pour la conscience. L’image n’est pas multiple : elle est toujours la recherche de la forme qui synthétise le mieux la pensée, elle-même issue de sources extérieures. Et la recherche de la justesse de la pensée dans le dessin se lit ici dans l’accumulation des traits, la mise en série et, par dessus tout, la précision de la figure, qui n’est pas imitation mais toujours association de tous les discours sur l’homme. Quitte à sacrifier la spontanéité et le vivant du trait, le dessin se fait ici mise en rapport de toutes les représentations possibles de l’homme qu’il représente. Ce qui est admirable, c’est l’immense capacité de synthèse de l’auteur, qui crée de l’intelligibilité là où il n’y avait que luttes et oppositions. Le plaisir est alors celui de voir une totalité s’ordonner sous nos yeux, par le seul pouvoir de la vision. C’est bien le besoin auquel l’art satisfait selon Hegel, un besoin de « liberté spirituel » : la forme, ici immense, se trouve domptée par le pouvoir de l’esprit.
Harder va jusqu’au bout de son entreprise : il envisage la bande dessinée comme une matière à laquelle l’esprit doit imposer intégralement sa forme, selon ses ambitions les plus élevées. De ce point de vue, il vivifie et relève le genre : il a la prétention de le considérer comme un médiat tout neuf, pour lequel toutes les règles et toutes les formes sont encore à découvrir. Cette ambition est belle, elle témoigne de toute la confiance de l’auteur dans son art : elle permet surtout de bâtir de bâtir une œuvre monumentale où se lit la réalisation d’un combat titanesque de l’esprit pour s’approprier un matériau qui lui est complètement extérieur, à la manière des pyramides égyptiennes dont parle Hegel. Mais, d’un autre côté, cette foi dans la bande dessinée est partout dépassée par la pensée, de la même façon que Hegel affirme que « l’art est du passé » lorsqu’il est purement et simplement le combat de l’esprit contre la matière : ce n’est plus alors la forme actuelle de l’œuvre d’art qui compte, mais bien la pensée qui la soutient. Le risque est donc bien que ce soit l’admiration pour l’entreprise spirituelle de Harder qui prime sur la contemplation du livre que l’on a sous les yeux. Ici, toujours, l’image est contrôlée par la pensée et son pouvoir d’évocation sacrifié à l’idée qui la soutient.