A l’image d’un puzzle sorti de sa boite et éparpillé sur une table, les multiples nouvelles en deux pages de Ben Katchor sont autant de morceaux burlesques et poétiques qui formeront une fois assemblées un paysage cohérent, celui de la cité moderne. De Samuel Beckett à Terry Gilliam, l’auteur épouse le courant de l’absurde et évoque par fragment « la Mégapole », fille d’industrie et de capital, à travers sa faune singulière et les structures qui ordonnent ses travers et ses incohérences. Très vite, l’affiliation dans l’esprit du lecteur, entre la judéité affirmé de l’auteur et le thème prépondérant de la cité, ne manque pas d’appeler la référence originelle de Franz Kafka. Et l’esprit a raison, les volutes littéraires oniriques et claustrées flottent bel et bien entre les édifices grisâtres de cette Babel moderne.
Julius Knipl est photographe, la cité est sa muse. Situation qui en évoque immédiatement une autre, celle d’Auggie Wren dans Smoke de Paul Auster, vendeur de cigare et photographe amateur tombé sous le charme de Manhattan. Mais à l’inverse du new-yorkais qui immortalise tous les matins le même carrefour depuis son bout de trottoir, Julius erre de ruelles en ruelles et saisit négligemment aux détours de ses haltes quelques scènes de vie. Une plaque d’égout enserrée d’un cadenas laisse penser que l’objet serait devenu par ce simple geste un bien privé. Des voleurs d’antennes se trouvent confrontés au fantôme d’un présentateur télé disparu des ondes depuis plus de vingt ans. Plus loin, quelques battisses décrépites se dressent telle une rangée de pierres tombales aux épitaphes allégoriques. La ville de Knipl est un mausolée de la condition humaine, où s’y massent tous les Vladimir et les Estragon de fortunes.
Sublime coup de maître de la part de Ben Katchor, qui cerne par petites cases polaroïdesques une ville empirique, impersonnelle et générique, sans le recours facile et ultra usité du maniérisme esthétique et de sa vue d’ensemble (école des architectes tel Schuiten et des soi-disant cinéastes vénérant la synthèse). Une mégalopole à la Brazil qui s’impose par sa mécanique intérieure, ses horizons obstrués d’immeubles, ses façades inondées d’enseignes… autant de couches artificielles, de parois à cette prison au final consentie et consentante. Devant un tel chef-d’oeuvre, maudissons une nouvelle fois les éditions Casterman qui impose leur charte graphique « à la Gallimard » en compactant le format original à l’italienne (entendez « plus large que haut ») de toute beauté ; un choix qui dégrade franchement ce livre d’une trop rare qualité.