Que faut-il penser des rééditions d’Attilio Micheluzzi ? Non content de rendre à nouveau disponible l’un des auteurs italiens les plus injustement oubliés, ce nouveau recueil de Marcel Labrume offre de surcroît une photogravure nettement supérieure et une traduction plus fidèle au texte original. Marcel Labrume, immanquablement, évoque le Casablanca de Michael Curtiz. Tous les éléments y sont réunis : un héros cynique et égoïste, l’oppression nazie, la collaboration, le racisme et une belle qui va métamorphoser le salaud en un homme respectable… Grand conteur, Micheluzzi brosse des personnages plus ambigus que de coutume tout en les ancrant dans un contexte historique. Mais ce qui offre à ce canevas classique une aura toute particulière et le hisse au rang des oeuvres indispensables, c’est l’épure graphique qui vise à l’essentiel et un système de dialogue entre narrateur et héros unique en son genre. Labrume et son narrateur, par exemple, n’hésitent jamais à s’interpeller l’un l’autre, questionnant la place et le rôle que le héros devrait tenir dans ce chaos.
Lorsqu’il se cache derrière des bandages pour échapper à ses poursuivants, le narrateur ne le rate pas et lui rappelle la vulgarité de ce comportement : « c’est quoi ses bandages, guignol de mes deux ? ». Si la réponse ne se fait pas attendre : « ça me fera une excuse pour ne pas parler », elle permet surtout de moderniser la forme du récit en évitant justement la redondance avec un texte qui, en temps normal, se contenterait de décrire la case et de l’affaiblir. Cette intelligence dans l’écriture se retrouve également dans le dessin. S’il fait parti de ces nombreux auteurs à réinvestir le langage du cinéma, lui sait les enrichir au moment opportun d’outils propres à la bande dessinée. Pour raconter la fuite de Labrume et de sa compagne d’aventure, beaucoup d’auteurs auraient eu besoin de dessiner le décor : caillasse, herbes sèches…. seul moyen pour eux de rendre compte d’une perspective tout en situant l’action.
Avec Michelluzi deux panoramiques épurés et quelques savants aplats de noir et de blanc suffisent. Le premier est une large bande au fond noir sur laquelle repose en son centre un camion suivi d’un trait ondulant et irrégulier. Seul le mouvement compte. Quant au second panoramique, il affiche le règne de l’immobile. C’est l’arrivée à destination : trois petites silhouettes se détachent sur un aplat blanc cerné de noir qui ne peut être que l’océan. Pour lui, chose rare, rien de doit venir perturber l’idée principale, celle de la fuite, quitte à retirer tout les détails jusqu’à synthétiser une scène dramatique et ses émotions en éléments quasi pictographiques (ce qui le distingue d’un Hergé ou d’un Floch, les références en matière de narration pictographique chez lesquels l’outil ne sert jamais à mettre en scène l’émotion). Avec lui c’est le récit qui compte, ce qui parasite l’idée est par nature superflu. Cette lisibilité et l’élégance du clair obscur permettent d’oublier les faiblesses, la plupart du temps, des situations statiques. Les personnages, bien qu’aisément identifiables, souffrent, parfois, dans leur représentation, de maladresses : Traits des visages hésitants, malhabiles, erreurs dans les proportions des corps, marquage hâtif d’ombres sur l’anatomie… Il y a, de toute évidence, chez Michelluzzi un manque d’intérêt pour le corps et ses proportions, contrairement au moindre véhicule dont l’élégance et le détail témoignent à coup sûr d’un réel plaisir ou d’une jubilation.
Mais ce qui sublime véritablement cette synthèse graphique, ce qui l’extrait du caractère figée propre à ces images fleurant parfois avec le pictogramme, c’est l’habillage typographique. La grande majorité des auteurs de bande dessinée usent de l’onomatopée, un son qui épouse l’idée dessinée pour l’accentuer (tel Franquin juxtaposant un «Boom» fracassant au dessus d’un Spirou en train d’exploser). Mais pas Michelluzzi. Lui recourt à l’idéophone, soit un bruit indiquant une idée que le dessin ne présente pas. Ainsi, lorsque Labrume s’échappe sur un side-car, Micheluzzi utilise un simple fond noir, vide, symbolisant la nuit, sur lequel il superpose un nuage de fumée et le bruit de son moteur. Ce bruit, ici, n’est pas une onomatopée mais un «signe dessiné», un «signe typographique» indiquant la présence d’un objet, en l’occurrence le héros dans sa fuite, qui n’est pas représenté. Répétée sur plusieurs cases, le dessin du nuage de fumée et les lettres de l’idéophone se croisent, s’emmêlent, se séparent, exprimant, par leur simple ballet, la moto de Labrume zigzaguant dans le désert pour échapper à ses poursuivant. Cette course est une symphonie et Michelluzzi agit en parfait chef d’orchestre. Chaque signe a un rôle : que l’on en supprime un et l’interprétation s’en trouve altérée. Cette justesse, ce soucis de l’épure, suffit à rendre indispensable la lecture de Michelluzzi. Plus encore ces derniers albums, tel Marcel Labrume, puisqu’ils marquent l’apogée de cette écriture qui puise dans l’héritage des grands maîtres américains de l’ère classique, tels Roy Crane, Milton Caniff et Alex Toth, pour perpétuer cette écriture du clair obscur.