Anciennement publié sous l’intitulé Souriez !, ce petit opus mettant en scène deux personnages familiers, Batman et le Joker, pourrait n’être qu’un énième palimpseste de la geste comics, donc un succédané médiocre et sans intérêt. Mais il est heureusement dans l’univers du comics américain des éléments subversifs, qui établissent le froid constat de la déliquescence occidentale. Frank Miller et Alan Moore sont de ceux-là. Si des dessinateurs comme Charles Burns, Daniel Clowes ou Chris Ware ont choisi de tourner le dos au lourd héritage des super-héros et poursuivent une voie personnelle, Miller et Moore sont les héritiers dégénérés de Bob Kane, le créateur original de Batman, ou de Stan Lee, la référence absolue en matière de comics. Depuis quelque temps déjà, ils poursuivent une entreprise de déconstruction systématique du mythe super-héros et n’en finissent plus de lui asséner les coups les plus pervers et retors.
Dans ce one-shot Batman (le one-shot est une œuvre sans lendemain, où un auteur s’empare d’un personnage bien connu pour le transformer à sa guise), Alan Moore développe de manière outrancière ce que Tim Burton n’avait qu’esquissé dans ses deux (superbes) films sur le vengeur masqué. Batman est ainsi confronté à son ennemi de toujours, le Joker, et le rejoint progressivement dans le monstrueux et la folie. Amplifiée par une gradation narrative typique du génie de Moore, la quête obsessionnelle de Batman trouve son accomplissement dans le rictus démoniaque et le rire sardonique du Joker. Les familiers de Moore trouveront également dans le rigoureux ordonnancement géométrique de l’album un écho à l’esthétique des Watchmen, chef-d’œuvre absolu et apocalyptique, où la terrible impuissance des super-héros face au monde se traduit par la destruction résolue et consentie d’une partie de l’humanité pour en sauver l’autre. Face à la folie du monde, le Joker opère un retournement où cette folie devient son alliée (« quand j’ai vu cette cruelle blague noire qu’était la vie, je suis devenu fou à lier »), comme en témoignent les jeux de miroir incessants de l’œuvre. A l’inverse du héros de V pour Vandetta, seul être raisonnable et pensant dans un univers totalitaire, le Joker dénie au monde toute réalité fondée sur le droit et la raison, et dont Batman serait l’incarnation apparente. En partageant le rire cathartique de son pire ennemi, Batman découvre sa véritable nature et se révèle à lui-même. La forte tentation anarchiste qui sous-tend l’œuvre d’Alan Moore trouve en cet album un prolongement naturel et un précieux auxiliaire en la folie. Ce que Foucault traduit ainsi : « (…) cette folie qui noue et partage le temps (…) ne transmet-elle pas, pour ceux qui sont capables de l’accueillir -Nietzsche et Artaud- ces paroles, à peine audibles, de la déraison classique où il était question du néant et de la nuit, mais en les amplifiant jusqu’au cri et à la fureur, mais en leur donnant, pour la première fois, une expression, un droit de cité, et une prise sur la culture occidentale, à partir de laquelle deviennent possibles toutes les contestations, et la contestation totale ? »