Adrien Demont a eu l’inestimable bon goût d’ouvrir Feu de paille par une citation de Sir Arthur Conan Doyle. Le père de Sherlock Holmes, grand amateur de spiritisme, y évoque l’existence d’êtres surnaturels qui demeurent « invisibles tant que nous ne saurons pas nous accorder en montant vers eux ou en les faisant descendre vers nous ». Le prologue du récit rejoint cette idée lorsqu’un personnage fait référence à « une multitude de mondes parallèles » dont la friction entraîne des événements paranormaux. Le ton semble immédiatement donné : la bande dessinée se situera à mi-chemin entre le fantastique et la science-fiction.
Mais ce n’est pas si simple, tant il est difficile de décrire l’univers élaboré ici. De la science-fiction, il ne conserve qu’un vague sentiment d’étrangeté devant l’impossibilité à situer le temps de l’action entre uchronie et anticipation à court terme. La dimension fantastique est quant à elle régulièrement désamorcée par des explications rationnelles qui font osciller le récit entre l’incertitude et le soupçon. Mais l’imaginaire règne en maître sur la vie des protagonistes. Les enfants s’amusent de leur naïveté et de leur crédulité tandis que les adultes s’égarent au milieu d’une société et d’une vie personnelle en perte de repères. Les êtres invisibles et les mondes parallèles se teignent alors d’une connotation métaphorique. Ce point de vue n’enlève rien aux moments de suspense et d’effroi qui ponctuent le récit : longues courses poursuite la nuit au milieu d’une nature inquiétante, jeux de cache-cache avec des puissances insaisissables, mini-récits d’épouvante en abyme puisant leur matière dans les légendes urbaines, Feu de paille tient ses promesses en faisant frémir plus d’une fois le lecteur au détour de ses pages.
Mais la réelle nature de ce qui est à redouter se dissimule dans les profondeurs du cœur des hommes. Joseph, le personnage principal, revient passer l’été dans la maison de son enfance, avec sa femme et son fils. Les vacances tiennent lieu de convalescence, car l’homme a été victime d’un accident et dispose désormais d’un cœur artificiel que le dessinateur nous donne à voir à plusieurs reprises, et qui hante les pensées du héros. Celui-ci se désigne comme « un foutu cyborg, un assemblage de pièces de rechange, union de l’homme et de la technologie ». Il affirme avec tristesse que « les machines ne dorment pas », et son fils ne le console qu’à moitié en avouant être « content qu’il soit réparé »… On ne sait rien de son accident, mais on devine que l’important n’est pas là, que le cœur mécanique renvoie à autre chose. Il est accompagné d’une grande quantité de robots et d’artefacts dont les apparitions sont de plus en plus étranges – un distributeur de journaux, un moissonneur, un paon, une cigale et même un enfant à vélo tout droit sorti d’un cauchemar de Stephen King ou de L’Antre de la folie de John Carpenter. Ce corpus science-fictionnel signale la perte de réalité qui s’abat sur la vie de Joseph, érodant son existence jusque dans les plus infimes détails. L’évocation d’une centrale nucléaire au milieu de la vallée s’inscrit dans cette logique : elle est rendue responsable de malformations chez les hommes, les animaux ou les plantes, et un personnage dit plus ou moins à son propos que « les choses ont bien changé depuis l’été dernier ». C’est que rien n’est plus pareil dans le monde de la modernité, et Feu de paille rend compte de cette altération généralisée avec une poésie singulière : « Les gens sont complétement déboussolés ! La pluie ne tombe plus, les cultures sont calcinées, ces nuages métalliques, ces tempêtes de plastique… », lit-on lors d’une scène au village surréaliste et angoissante. Tout est résumé dès la première apparition du postier robotisé : « Puisque les humains n’ont plus le cœur de vous transmettre les nouvelles du monde, ce service sera désormais automatisé ». Quand les hommes ne se donnent plus de peine, les machines prennent le contrôle.
Si tout a changé dans le monde moderne, en particulier la vie dans ce qu’elle possédait de plus organique, ce n’est encore que le symptôme d’un malaise plus profond dans l’intimité des personnages. La déliquescence du progrès et son impact sur l’humanité s’inscrivent dans une réflexion plus large sur le rapport à l’enfance. C’est là que la question des mondes parallèles gagne en cohérence. Le récit alterne trois niveaux de lectures, matérialisés par un groupe de trois enfants à chaque fois : le récit-cadre (en fait le prologue et l’épilogue), qui fait intervenir un mystérieux enfant-coryphée, narrateur d’une histoire survenue quelques années plus tôt ; le récit enchâssé, l’histoire de Joseph de retour au pays natal et les événements troublants qui s’y rapportent ; et enfin un autre flashback qui revient sur les jeunes années de Joseph. Ces trois strates de l’enfance (les enfants-coryphée / Pierre, le fils de Joseph, et ses petits voisins / et enfin Joseph enfant avec deux de ses camarades) développent la même idée : le goût de cet âge pour les histoires mystérieuses, pour la peur et la magie, et en particulier la magie de la peur. C’est d’ailleurs la raison d’être de la tonalité fantastique, qui cherche à réactiver l’atmosphère d’une enfance à l’imagination féconde. Si le prologue évoque immédiatement les interventions de Rod Serling dans La Quatrième Dimension, une autre série de la même époque est citée explicitement pour son rapport à l’imaginaire enfantin : Au-delà du réel. La référence doit s’entendre non pas tant pour rappeler le genre du récit que pour suggérer la saveur enivrante d’un passé renvoyant aux premiers émerveillements de l’illusion. Les trois groupes de garçons se relaient dans le temps, perpétuant entre eux la tradition du conte. Joseph adulte semble être un corps étranger au milieu de cette chaîne, l’anomalie dans l’héritage de l’imaginaire. Le premier enfant narrateur suggère que Joseph devient un « monstre », et c’est d’ailleurs ce qu’il est à ses propres yeux (« un foutu cyborg »). Ce statut dégénéré du personnage, en proie à une altération décadente, se réfère à l’âge adulte. Si l’enfance part à la « recherche de mondes invisibles », la maturité se caractérise par une rupture avec le monde. Quelque chose s’est perdu, s’est brisé – « tout a disparu », note Joseph. C’était d’ailleurs un enfant, un ami de Pierre, qui disait que « les choses ont bien changé depuis l’été dernier », et Joseph fait écho à cette idée en se rappelant que « l’été qui suivit, tout a commencé à déraper » : on discerne le passage du temps à l’œuvre, qui fait grandir et s’éloigner les rêves de l’enfance, les bizarreries d’un univers où tout est possible, même vaincre la mort.
L’idée des mondes parallèles s’apparente alors à la théorie des « Moi » successifs de Proust, qui voyait dans chaque personnalité l’amoncellement en mille-feuilles des états consécutifs de l’individu. En revenant sur les lieux de son enfance, Joseph devient certes machine, mais machine à remonter le temps. Il reprend contact avec le monde inquiétant de l’enfance – inquiétant, mais tellement plus riche que le monde de la modernité. Le personnage d’Hugo, ancien camarade de jeu aussi charismatique qu’alarmant, incarne cette force brute de l’enfance, cette autre planète à la gravité singulière mais où se consomme pleinement la relation à l’autre. Joseph fait l’expérience initiatique d’une retrouvaille avec le Moi de l’enfance, avec cet étranger en lui dont il s’est éloigné avec le temps. Le chien Buck synthétise toute cette idée. Personnage extraordinaire qu’on ne pensait pouvoir rencontrer que dans l’imaginaire japonais, Buck est un chien sans âge, déjà connu du petit Joseph et retrouvé miraculeusement par le même à l’âge d’homme. Il est totalement confondu avec sa niche dont ne dépassent que ses pattes, sa queue, le museau et une paire d’yeux. C’est l’image de l’individu qui transporte sa propre hantise, du corps qui est le lieu abritant ses propres fantômes, des Moi qui se débattent dans la carcasse grinçante de l’adulte. Demont représente ce télescopage des mondes et des âges grâce à un trait élastique et fourmillant, pour ainsi dire électrique, tout en sinuosité et jouant avec subtilité des contrastes entre le noir et le blanc. Les décors, qu’ils soient planches de bois, ballots de paille, champs de maïs ou tissus animés par le vent, suintent d’une dualité fantastique, jamais tout à fait inanimée et toujours menaçante. C’est un univers de voiles qui se déchirent après avoir escamoté trop longtemps le réel, des apparences qui se soulèvent pour remettre au jour ce qui a été si longtemps caché. La brindille de paille tordue, les cheveux hirsutes, les feuilles pliées, le ruban, le rouleau, le papier ondulé déclinent le motif d’une vague qui déferle sur la réalité pour la nettoyer des scories du quotidien et en réenchanter l’existence. D’abord tapisserie mouvante, les papillons y jouent le rôle qui leur était attribué par les Amérindiens : liens avec un autre monde, clés pour un passage vers l’au-delà suprasensible.
Dans Feu de paille, tout se rapporte finalement au pouvoir de la parole comme la concevait Paul Éluard, la parole du bavardage, de la discussion ou du conte, jaillissement à l’état pur, source de fascination et de magnétisme, pas moins réelle que la réalité visible, et qui bouleverse et inquiète l’ordre du monde. Pour citer l’auteur de Capitale de la douleur, on pourrait dire que Joseph cherche dans le récit à retrouver les « Parfums éclos d’une couvée d’aurores / Qui gît toujours sur la paille des astres ». Le héros lui-même aurait pu déclarer : « Entre autrefois et aujourd’hui / Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille / Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir / Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie / Comme on oublie ». La paille tisse le lien entre les mondes et entre les Moi, à travers le temps : du berceau christique au bûcher des martyrs, elle est le lit du monde, le sommier des sommeils agités de Joseph, machine qui dort et qui rêve de retrouver les secrets de son enfance et de son humanité. Ce qui revient à chercher une aiguille dans une botte de foin – à moins de choisir la solution de facilité, dangereuse s’il en est, de mettre le feu à la paille.