Avouons-le : depuis la fin de la Xbox et malgré la réussite des Yakuza de Nagoshi, on n’espérait plus voir Sega se hisser au niveau des titres qui avaient forgé sa légende (Phantasy star IV, Shining force II, Panzer dragoon zwei… la liste serait trop longue à énumérer). Souvent déconsidéré, soutenus par une poignée d’indéfectibles, Sega diffusait cette aura d’éditeur malchanceux et usé, qui n’attendait plus que la lame du toréador pour s’écrouler dans un nuage de poussière. C’est donc un signal fort que nous envoyait le développeur en fin d’année dernière (2008) avec la sortie de Valkyria chronicles, un tactical-RPG flamboyant développé par les anciens d’Overworks (Skies of Arcadia, Sakura taisen). Valkyria avait tout pour lui : une esthétique stupéfiante, un système novateur, un cachet inimitable, une certaine envie d’en découdre. Mais une poignée de mauvais choix (plate-forme difficile + genre ultra-niche + sortie à Noël 2008, Omaha Beach du jeu vidéo) auront fauché les espoirs de ce brave petit soldat qui semble désormais parti pour devenir un titre culte, l’un de ces grands jeux maudits dont Sega s’est malgré lui fait le spécialiste. 350 000 ventes, pour un titre de ce calibre, c’est très peu. Et avec son échec vient le sentiment d’assister à la disparition d’une créature fabuleuse, à l’extinction silencieuse d’une ancienne lignée. Alors, parce que c’est rageant, parce que c’est un scandale, prenons le temps de revenir sur le jeu qui aurait dû sonner le renouveau du tactical-RPG en commençant, pourquoi pas, par sa plus grosse erreur.
Car Valkyria chronicles n’est pas non plus un titre parfait. Son premier faux pas est de chercher à revisiter la Deuxième Guerre mondiale par le biais d’une Europe fantasmée qui fait bien peu de cas de la réalité historique. Incapable de concilier la réalité des faits à son atmosphère giga-gnangnan, Valkyria traite l’histoire comme un supermarché kitschos et pioche les symboles les plus lourds avec un enthousiasme douteux (uniformes nazis parce que c’est choupi, camps de concentration à la limite de la colo’, au secours, n’en jetez plus). Forcément, confronté à cette ambiance Papa Schultz, le joueur sent rapidement monter la juste moutarde de l’indignation. Et pourtant… Le titre affiche une telle légèreté, s’appuie tellement sur les codes du RPG 16-bits qu’on n’arrive jamais à lui en vouloir. Comment ne pas réaliser qu’il n’y a là qu’une maladresse embarrassante ? Parcouru de personnages stéréotypés (la méchante à gros seins, le grand noir bourru qui rêve d’ouvrir une ferme de légumes bio, la serveuse raciste à l’enfance traumatisée qui comprendra trop tard son erreur), Valkyria plane à quinze mille. Les développeurs eux-même ne savent pas trop ce qu’ils font, comme en témoigne cet extrait d’interview accordée à Gamasutra : « [A travers Valkyria], j’aimerais que les joueurs japonais prennent conscience de ce qui passe dans le monde et de l’histoire telle qu’elle s’est déroulée en dehors du Japon et de l’Asie ». Non les mecs, l’animal de compagnie number one en Europe n’est pas le petit cochon ailé. Nein, le concept de la race aryenne n’avait rien à voir avec des guerrières bonnasses qui éventrent des tanks à grands coups de rayon laser. Tant qu’à raconter n’importe quoi, vous auriez pu assumer. Bref.
Malgré sa bêtise affligeante, cette atmosphère légère possède au moins un avantage : renouer avec les plus belles heures du grand Sega, ce fameux blue sky dont les dévots réclamaient le retour à corps et à cri. Qu’ils se rassurent, leurs voeux ont été exaucés. En nouvel empereur du RPG Ricoré, Valkyria vous invite à faire la guerre entre deux croissants et une tasse de café, et c’est sous un ciel éclatant que le joueur arpentera les collines dodues d’une Europe vieillotte aux commandes de la septième escouade. C’est un fait, Valkyria sent bon le four à pain, au point que beaucoup se cacheront le visage devant tant de niaiserie. Les autres tomberont instantanément sous le charme et se laisseront porter par les belles histoires de tolérance et d’amitié que le titre déroule au rythme d’une saison de shônen. Facile au joueur, Valkyria ne s’embarrasse pas de grinding ou de combats aléatoires assommants. On entre pépère dans ce jeu huilé où les combats succèdent aux épisodes narratifs avec une régularité de métronome. Simple, mais diablement efficace, l’entre-deux combats s’avère généreux en récompenses et chaque victoire donne l’impression d’avoir fait un pas de géant. Jugez plutôt : en plus des phases d’expérience et du passage obligé par le magasin, le joueur pourra demander audience auprès de la princesse du royaume pour récupérer des médailles, parcourir les articles de la gigantesque encyclopédie du jeu qui évoluent en même temps que l’histoire, rejoindre le cimetière pour apprendre de nouvelles stratégies auprès d’un vieux militaire et surtout financer une journaliste à casquette de Gavroche pour enquêter sur les membres de son escouade. Chaque article de la blondinette ouvrira sur de nouveaux chapitres, qui vont du développement scénaristique mineur (la septième escouade en vacances à la mer avec maillots de bain et jeux de ballon, I kid you not) à la révélation sur un personnage, et proposent parfois leur propre map de combat. Fort de son découpage impeccable, Valkyria chronicles est en tout cas un modèle d’équilibre qui offre toujours quelque chose à faire ou à découvrir.
Mais cette atmosphère bucolique ne vaudrait pas grand-chose sans un système de combat solide. Autant le dire tout de suite, c’est la grande réussite du jeu. Abandonnant le système par cases habituellement utilisé dans les jeux de stratégie, Valkyria opte pour un style à mi-chemin du cover-action et du tactical de base. Dans les faits, chaque déplacement se déroule comme un jeu d’action. Après avoir sélectionné un personnage, le joueur en prend le contrôle en vue à la troisième personne et se trouve libre de tirer à tout moment, d’exploiter le terrain pour se protéger, de grimper aux miradors pour bénéficier d’une position de snipe avantageuse ou de ramper dans l’herbe pour tendre une embuscade. Pas question cependant d’avancer comme une fleur au milieu du territoire ennemi, les adversaires ayant une fâcheuse tendance à vous cribler de balles dès que vous traversez leur champ de vision (cela vaut aussi pour vous). Il faudra déplacer votre escouade avec prudence et composer avec les forces des différentes classes (éclaireur, fantassin, artilleur, ingénieur et sniper) pour gagner du terrain en occupant un à un les campements de la carte. Valkyria a le bon goût d’offrir énormément de liberté au joueur-stratège : contrairement à la plupart des tacticals, vos unités ne sont pas limitées à une action par tour de jeu. Ici, on vous offre un capital de points que vous êtes libre d’utiliser comme bon vous semble. Il est ainsi possible de tirer plusieurs fois avec le même char ou de dépenser vos points pour renforcer une unité avant une action héroïque. Soulignons également la grande variété des missions, le jeu trouvant sans cesse le moyen de se renouveler en proposant des petites opérations d’infiltration, des grandes scènes de débarquement côtier, des sièges sanglants ou de véritables affrontements épiques (incroyable chapitre VII !). Le seul reproche qu’on aurait à faire à ces batailles tient finalement à leur mise en scène omniprésente. Il n’est pas rare que la géographie du combat change du tout au tout à la suite d’un script particulièrement vicelard, et on bouffera parfois sa manette en voyant une pièce maîtresse se faire aplatir suite à l’arrivée impromptue des renforts ennemis. Pourtant, malgré la longueur des affrontements (jusqu’à trois heures pour une seule bataille), malgré les coups de jarnac de l’IA, on ne s’ennuie pas une seconde. Le dynamisme du système, les possibilités tactiques (rarement une seule façon d’aborder une carte), l’immersion sans commune mesure avec ce que propose habituellement le genre témoignent de la pertinence des choix de Valkyria, qui mériterait largement de faire école.
Tout à la célébration de son système, on oublierait presque que la réalisation du titre tient du véritable sans faute. Porté par un cel-shading exemplaire, galvanisé par les symphonies guerrières d’un Sakimoto en bonne forme, le jeu ne souffre d’aucune faute de goût. On aurait tout aussi bien pu vanter la qualité générale de son interface, le superbes zooms de transition entre la carte et le terrain ou le character design attachant : d’où qu’on se place, la domination est totale, la concurrence atomisée. Oubliez tous les RPG de cette génération, Valkyria leur roule dessus comme un tank Sherman sur une armée de Playmobil. A ceux qui n’y croyaient plus, aux orphelins de la Dreamcast, aux vieux collégiens qui passaient leur été dans la pénombre de leur chambre entre les Pepito et le Coca, à ceux qui désespéraient d’assister un jour au réveil du grand Sega : annulez vos rendez-vous, éteignez vos portables. L’heure est aux retrouvailles.