Le Petit fugitif fit, en son temps, la couverture du numéro 31 des Cahiers du Cinéma, un numéro qui, sous la plume de Bazin, consacrait quatre pages au film, mais devait gagner la postérité à la faveur d’un autre texte, fameux, dans lequel Truffaut s’en prenait à la Qualité française. Lequel Truffaut, quelques années plus tard, expliquerait que sans ce petit film new-yorkais bricolé caméra au poing par deux photo-reporters (Morris Engel avait couvert le débarquement en Normandie) et un auteur de livres pour enfants, ni Les 400 coups ni A bout de souffle n’auraient, probablement, vu le jour. C’est donc à titre de jalon dans la mythologie des Jeunes Turcs, et, plus encore, de chaînon manquant de l’histoire de la modernité (à équidistance du néoréalisme et des premiers films de la Nouvelle Vague), que Le Petit Fugitif se voit tirer, par Carlotta, des limbes cinéphiliques où il dormait jusqu’ici. A ce titre, et sans être tout à fait le chef-d’oeuvre auquel pouvait faire rêver sa rareté, le film se révèle doublement passionnant.
Formellement, il entérine, sept ans avant A bout de souffle, le moment moderne comme un champ de possibles découvert par un sursaut technique : à l’origine de la facture documentaire du film (images volées au cœur de la foule, sur le mode du photo-reportage urbain – Engel fut l’élève de Berenice Abbot), il y a l’invention d’une petite caméra révolutionnaire, une caméra 35mm compact bricolée par un ami de Engel et qui allait faire fantasmer Godard au point que celui-ci dépêcha Raoul Coutard à New York pour étudier l’engin de plus près, et tenta même de l’acquérir. Mais, plus encore peut-être, c’est son récit qui n’en finit pas de renvoyer au tournant moderne. Un enfant erre : ce serait le pitch, et c’est, surtout, une proposition chargée d’échos, en amont (par exemple, Allemagne année zéro), comme en aval (forcément, Les 400 coups). Joey, kid de Brooklyn typiquement américain (Converse et colt en plastique) se voit confié à son frère aîné tandis que la mère se rend au chevet de leur grand-mère malade. L’aîné lui joue alors un tour cruel, feignant un accident de carabine qui va obliger le petit à prendre ses jambes à son cou et à fuir en direction de Coney Island, où il passera le week-end seul, vagabondant entre la plage et les manèges.
La première partie, à Brooklyn, est très belle, et elle annonce tout un pan du réalisme new-yorkais, de Shirley Clarke à Cassavetes. Mais c’est évidemment la déambulation de Joey parmi les attractions de Coney Island qui constitue le cœur du film. Si l’enfant est un personnage-clef du cinéma moderne, c’est que, expliquait Deleuze à propos de De Sica et Truffaut, « dans le monde adulte, l’enfant est affecté d’une certaine impuissance motrice, mais qui le rend d’autant plus apte à voir et à entendre ». C’est exactement ce qui est en jeu dans ce récit d’apprentissage où le monde des adultes est réduit, dans les yeux du marmot, à la dimension d’un fête foraine : un moment d’errance pure, à la fois enchanté (livré à lui-même, le môme s’en donne à cœur joie) et anxieux, où le monde est tout à la fois expérience et spectacle, et se donne en chaque image, dans les relents sucrés de la barbapapa, comme une première fois.