La Chine de Chi Li est une histoire de famille. Interminables tribulations d’un couple prêt à avoir un enfant (Soleil Levant), destins croisés dans la vile de Wuhan (Pour qui te prends tu ?), vie d’une veuve, mère de famille nombreuse (Tu es une rivière), l’auteur, souvent à travers des portraits féminins, raconte les mutations de son pays et le quotidien des Chinois. Sans concessions, dans un style d’une sobriété remarquable (Chi Li incarne une figure majeur du néo-réalisme dans la littérature chinoise), ses romans se font le porte-parole de ceux qui ne parlent pas, qu’on ne voit pas, qu’on pourrait oublier s’ils ne constituaient pas l’essentiel de la population du pays.
Les Sentinelles des blés donne la parole à Mingli, mère adoptive de Rongrong, fille de son amie d’enfance, devenue folle après que son mari l’a quittée pour son amant. Tout commence un 21 juin, jour funeste. Vingt ans plus tôt, c’est à cette date que Shangguan Ruifang a sombré dans la folie ; dix ans plus tôt, toujours un 21 juin, le père de Mingli est mort ; puis sa mère s’est effondrée, un 21 juin encore, victime d’une attaque cérébrale qui la laissée hémiplégique. L’hémorragie stomacale de son mari Yu Shijie ? Un 21 juin. Cette année, au matin du 21 juin, Rongrong, sa fille adoptive, a disparu depuis trois mois, et Mingli ne peut s’empêcher de voir là un funeste présage. Elle décide de partir chercher la jeune fille à Pékin, en dépit de l’opposition de son mari. Parce que, explique-t-elle, « mon seul souci est de ne plus voir mes sentiments bafoués et ignorés. Rongrong est entrée dans ma vie avant Yu Shijie, et Shangguan Ruifang, sa mère, y est entrée plus tôt encore, avant tout le monde. Ce sont mes compagnons de nage, l’histoire de ma vie et les témoins de mon existence. Ils sont les rambardes qui empêchent ma vie de s’égarer ».
Si Mingli parle peu, elle n’en agit pas moins beaucoup, et porte un regard acide sur ce qui l’entoure. Son mari, d’abord, dont elle connaît les penchants pour le jeu, la frime, le paraître, mais qui n’en demeure pas moins un bon mari, qu’elle laisse agir à sa guise, tant que ça ne la dérange pas trop. Embarquée pour Pékin, à la rencontre de ceux qui ont connu sa fille (une fille dont elle découvre, effarée, qu’elle ne sait pratiquement rien), elle se moque de passer pour une idiote sortie de sa campagne, incapable de comprendre la nouvelle vie frémissante qui s’offre aux citadins d’une Chine ouverte. Ce qu’elle veut, c’est comprendre la disparition de cette enfant qui n’est pas la sienne. Ce qu’elle découvre a de quoi la surprendre : la jeune fille fait dans l’évènementiel, mannequinat, pub, festivals, musique, cinéma. Elle a compris, mieux que Mingli, comment tourne le monde moderne ; mais manifestement, elle s’est fait avoir.
Mingli rentrera de Pékin sans sa fille, sans savoir où elle est, mais en la comprenant, peut-être, un peu mieux. Son voyage n’en est pas pour autant un échec : il lui a ouvert les voies du souvenir. Souvenir de son enfance, quand, fille d’agronome, elle suivait son père dans les champs, toujours accompagnée de Shangguan, à cueillir les sentinelles des blés des bords de chemin ; souvenirs de son premier amour, quelques heures, mais toujours vivaces ; du jour où elle a dû faire le choix de garder Rongrong, enfant sans mère. Souvenirs d’une Chine qui disparaît, sans doute, mais plus lentement qu’on ne veut le croire. La nostalgie est là, omniprésente, comme à ce moment où Mingli raconte être allée chercher, pour la mère d’une amie, des fils à broder du temple de la Cité des Dieux de Shanghai. Des fils introuvables, sauf dans une boutique : « Ils n’en gardaient encore en stock que parce que les autorités souhaitaient que le temple soit le conservatoire des traditions du vieux Shanghai. L’espace d’un instant, j’avais fouillé dans l’Histoire ». La voix de Mingli est paisible. Son pays se transforme, elle reste la même, moins naïve. Les Sentinelles des blés sont un roman d’initiation tardive, à la recherche des vérités d’un monde en mutation. Mutation inexorable, sans doute, mais qui ne peut faire l’impasse sur le passé.